Hello darkness my old friend || Slavenko

La chaleur n’avait pas été ce qui l’avait le plus surprise ; pour tout dire, même, elle s’y attendait. Sans pudeur aucune, elle avait rapidement, dès les premiers jours, adapté sa manière de vivre et de se fringuer au climat hostile. Pas de se mouvoir cependant ; même si la chaleur conférait une certaine lourdeur à ses pas, elle continuait à se déplacer comme un ninja, de nuit, quand il faisait plus frais – le thermomètre passait en dessous des trente, ce qui demeurait fort appréciable.
Aidan était encore alanguie d’un sommeil baigné du clair de lune de l’extase, sur le canapé du van, lorsque Deirdre en sortit après un rapide coup d’œil par la fenêtre coiffée d’un morceau de tissu en guise de rideau. La nuit s’enroula autour d’elle comme un plumage léger qui frissonna sous le crépitement chaleureux de son zippo à pipe allumant le foyer de cette dernière. La livraison interviendrait plus tard dans la nuit. Le matériel était stocké sous bonne garde, moyennant quelques billets, un peu plus loin, derrière Salvation.
Le regard de Deirdre accrocha les deux billes bleu ciel du regard d’Arès, joua un peu avec, perdit la partie quand le husky cessa d’y accorder attention, fermant souplement ses paupières pour déposer sa tête accablée de chaleur sur ses pattes avant.

Deirdre rangea son zippo dans un cliquetis métallique, passa son sac sur son épaule.
Il était onze heures du soir.

Ses éternelles rangers battirent la terre aride jusqu’au lieu que lui avait sommairement indiqué Yulian. Des affaires à rapporter, oubliées plus ou moins volontairement derrière eux. Au fur et à mesure qu’elle se rapprochait, même si elle n’en montrait rien, Deirdre sentit son cœur battre un peu plus fort. Elle finit ainsi rouler son alliance à son doigt d'un mouvement du pouce, et le métal chauffa davantage.
Etrange de se dire qu’on gagne une terre si hostile pour retrouver un collègue.
Un ami.

L’étreinte de Slavenko recelait d’une saveur indéfinissable qui surprit Deirdre au point de l’empêcher de réagir comme elle l’aurait fait dans des circonstances...Dans d’autres circonstances, disons, car plus rien maintenant ne semblait normal. Leurs frasques mille fois dangereuses, risquées, mortelles, n’avaient jamais été normales ; Slab City n’était pas une vie normale. Rien finalement ne semblait normal depuis des lustres. Dei referma ses bras maigres sur la silhouette de son collègue de la BDT dont elle aurait pu sentir la maigreur si seulement elle l’avait eu dans ses bras un jour – mais leurs déclarations d’amitié c’était une seule phrase, toujours : Feu à volonté. Non, Deirdre n’avait jamais serré Slavenko dans ses bras, mais il lui semblait que le son de sa voix, la musculature de ses épaules et l’odeur du soleil hâlé de poussière la ramenait déjà aux éclats de verre d’une vitre éclatée, à la poudre d’un lance-flamme mal réglé, aux râleries sempiternelles de Legence et Nina : « Mais putain vous étiez obligés encore de tout péter ?! »
Deirdre ne traduisit pas son soulagement de voir cette gueule connue, parce que quand Yulian l’avait plus ou moins envoyée ici, elle n’y avait jamais cru. Jusqu’à la dernière seconde, elle avait pensé faire demi tour.

« Hey. »

A la place, elle fut simplement un pas en arrière lorsqu’elle jugea que la chaleur humaine, qui n’était pas celle d’Aidan, prenait un peu trop de place dans son espace vital. Elle fit glisser le sac à dos de son épaule, dont l’angle fit faire un accroc au mouvement, et le tendit à Slavenko.

« Yu’ m’a dit de vous ramener ça. J’pensais pas que j’vous trouverais, c’est fou. Nina est avec toi ? »

C’était une question stupide, mais il était déjà irréaliste de trouver effectivement Slavenko ici à l’autre bout du pays.

Deirdre constata que comme d’habitude Nina Kovacs se faisait parfaitement à la nouvelle situation complètement farfelue dans laquelle son mari l’avait entraînée, exactement comme elle l’avait fait avec Aidan, à ceci près qu’Aidan n’était pas (encore) poursuivie pour quelque chose encourant la peine de mort, contrairement à elle.
Deirdre avait tout, effectivement, pour l’instant, su préserver son amante devenue sa femme de ses affaires louches – jusqu’au point où elle avait demandé à en savoir plus, mais elle limitait encore la casse comme elle le pouvait. Elle ne doutait pas de la capacité d’Aidan à se défendre, pas plus qu’elle ne doutait de celle de Nina. A ce que disait Slavenko, eux étaient poursuivis ; elle fronça le nez.

« J’espère qu’on va pas profiter de mon absence pour fouiller dans mes affaires sinon ça va chier. » menaça-t-elle dans cette barbe qu’elle aurait pu totalement avoir.

Elle saisit gentiment la cigarette que lui tendit Slavenko, l’enflamma d’un coup de zippo qu’elle portait toujours sur elle, balaya l’excuse de son ami d’un signe de la main qui même s’il était vague recelait déjà de sa son énergique cruauté vengeresse.

« T’inquiète. J’ai l’impression d’toute façon qu’ici l’eau c’est un peu comme de l’or. »

Elle pouffa brièvement. Nina aurait levé les yeux au ciel de l’entendre parler ainsi, au bout de seulement deux minutes, de celui qui avait été – était toujours – une source de tensions pour les Kovacs, dont elle n’avait jamais voulu comprendre la source. C’était pas ses affaires.

« Oh, tu sais, Leg fait du Leg. Il passe dire coucou, y repart comme un fantôme. Pas de nouvelles pour le moment. M’en fais pas. Vegas est pas loin, et il est bien informé. J’serais pas étonnée de l’voir débarquer par ici. »

Elle acquiesça par la suite.

« Sisi. M’suis mariée. Voyage de noces. »

La lueur qui brilla soudain dans ses yeux témoigna du fait que même si on avait fait plus romantique comme nana, faire rentrer définitivement Aidan dans sa famille constituait une source de joie comme elle n’en avait pas vécu depuis bien longtemps.

« Et vous alors ? Vous restez là ? »

-Je parlais du Bronx. Ici ça va, j'ai déjà fait un peu le tour les gars se tiennent pas trop mal depuis que je suis arrivée en Triumph. Ils ont l'air cool ici, en apparence.

En apparence bien sûr. Le type de la radio n'avait pas su tellement la renseigner mais Slavenko le saurait peut être, il était davantage dans les affaires louches lui. En bonne irlandaise Deirdre ne trinqua pas non plus et avala une gorgée d'eau qui laissa s'installer immédiatement un goût de terre sur ses papilles. C'était mieux que rien.

-Le business illégal ici ça tourne comment ? Y'a des gens à éviter ? C'est quoi le matos qui circule ?

Elle tira longuement sur sa cigarette, observant Slab City s’enrouler dans la nuit. Quelqu'un passa en vélo, non loin, avec une lanterne attachée à chaque côté du guidon, lui donnant l'air d'un passeur de contes. À côté d'elle Slavenko s'étonna de sa condition sans qu'elle ne sache si c'était son statut qui dérangeait ou la personne en question. Connaisseuse des rumeurs, et sachant à quelle vitesse elles pouvaient autrefois circuler, Deirdre haussa les sourcils.

-Comment ça avec qui ? C'est évident non ?

« Mes gars bossent bien, et mon beau-frère passe de temps en temps vérifier que tout roule. »

Et si l’autorité du frère d’Adrien était toute relative, celle de ses deux huskies de garde, Kazaar et Rosabaya, dispensaient les plus aguerris de ses employés de faire des commentaires, elle l’avait bien senti en les présentant les uns aux autres. Deirdre écouta attentivement celui qu’elle pensait le plus renseigné en la matière ; si Slavenko et Nina étaient poursuivis, ils avaient forcément du se renseigner sur le nouveau pied à terre, des fois qu’il soit occupé par une branche de celui qui leur cherchait des noises. Comme elle s’y attendait, l’immigration faisait le gros des mouvements, surtout avec cette histoire de mur au Mexique. Elle haussa un sourcil à la mention de Niilo, se dit qu’il ne resterait pas longtemps – l’avenir dirait qu’elle avait raison.

« J’ai jamais trop fait dans la cocke et les putes. » commenta-t-elle surtout pour elle-même. « Ok donc il me reste le transport d’armes et de fric, c’t’une bonne base. » Et le transport d’œuvres d’art quand Legence s’en mêlerait par la suite.

Elle avala de travers lorsqu’il parla de Legence s’unissant à elle et mit dix bonnes secondes à se sortir de la toux que le trajet mal foutu dans son œsophage engagea par la suite.

« Legence et moi, non mais t’es taré Slavo. » Jamais elle n’avouerait qu’elle aurait bien aimé, même à celui qu’elle considérait comme pas loin de son meilleur ami. « Aidan Williamson, elle était connue de tous le Bronx pour diverses trucs. »

Son cul d’enfer, ses talons vertigineux en toutes circonstances, son décolleté pigeonnant, des rumeurs de salope parce qu’elle avait osé couché avec plus d’un mec, son poste à la Lanterne puis au Lumignon ; et son petit trafic d’armes, qui avait fait tuer un policier invasif par Dei, du côté illégal.
Et du coup, oui, c’était une femme.

« Du coup moi aussi je crois que je suis à voile et à vapeur. »

Deirdre acquiesça.

« J’veux bien. » Elle claqua de la langue avec un faux agacement, comme à chaque fois qu’on évoquait Legence en sa présence. « Il me surveille. Il a une façon très cheloue de veiller sur les gens. »

Elle ignorait pour l’instant de qui il s’agissait, ce Machete, mais vue la manière dont en parlait Slavenko, quelque chose lui disait qu’elle n’allait pas trop tarder à le savoir. Si, elle l’apprendrait plus tard, Nina avait préféré rester loin des magouilles en venant ici, ce ne semblait pas être le cas de Slavenko qui avait déjà des connaissances en la matière et semble-t-il des petites actions lancées ici et là. Intéressant.
En même temps elle aurait fait pareil à sa place ; mais dans le même temps encore une fois, Deirdre se tirait assez vite d’affaire la plupart du temps, et si elle ne le faisait pas un certain démon gardien se chargeait de nettoyer derrière elle. Pour combien de temps elle ne le savait pas, mais pour l’instant c’était le cas et elle en profitait implicitement.

« Chef barmaid ouais. » précisa Deirdre qui se rappelait du point auquel sa femme tenait à l’époque à son titre, et à celui qu’elle avait eu par la suite au Lumignon, où elle avait eu l’occasion de discuter réellement avec elle pour la première fois. Elle haussa les sourcils. « Qui ça ils ? »

A l’évocation de ses frères, Deirdre partit d’un rire sardonique qu’elle interrompit bien vite car elle ne voulait pas attribuer plus d’une poignée de secondes à ceux qui l’avaient peu à peu abandonnée sans se soucier de son bien être et de son avenir.

« Mes frères sont dispersés aux quatre coins du monde, morts peut-être. Aucun n’est v’nu à mon mariage, quant à mon père il a oublié ma gueule dès qu’il a vu celle d’Aidan. »

Elle haussa les épaules, fit comme si cela l’indifférait. C’était plus simple que de ruminer de sombres pensées et de se demander sans cesse ce qu’on avait fait de mal : pire, partir à la recherche de tout le monde pour réunifier ce qui n’avait de toute façon jamais été une famille. Ils n’avaient même pas tous le même nom ni la même mère, parfois même pas le même père alors...Il n’y avait plus rien qui les liait les uns aux autres.

« Yep. »

Elle se redressa, termina son verre et épousseta ses fringues par réflexe ; ses bouts de tissu qui préservaient la pudeur sensible des autres et ses mains ne seraient jamais totalement propres, au sens littéral comme figuré.

« J’y vais. Le premier qui croise la sauterelle gay le dit à l’autre. » lui promit-elle en s’éloignant dans la nuit.