La pipe, c’est 10 pimousses • Rauniilo

Je jette un coup d’œil à la porte: personne. Faut croire que les températures n’ont pas assez baissé ce soir. Les gens sont restés chez eux, et j’aurais probablement fait pareil si je n’avais pas eu besoin d’un verre. Maintenant que je suis là, autant y rester un moment, je finirais peut-être par avoir un compagnon d’infortune.
Je monte le verre de rhum à mes lèvres. L’alcool ne brûle même pas dans ma trachée: il fait trop chaud pour pouvoir se bruler quoi que ce soit. Un cigarillo roule entre mes doigts et je le monte à mes lèvres pour l’allumer.
Dans un coin, une bougie parfumée au Monoï brûle, dernier vestige des affaires qui me restent de New York. Je jette un coup d’œil à l’écran de mon téléphone aussi. Legence est toujours aux abonnés absents, et j’espère qu’il ne va pas me planter.

Un bruit me sort de ma torpeur.
Je relève la tête, fronce les sourcils en voyant la porte du vieux garage aménagé en un bar aux allures de refuges de bikers, s’ouvrir. Je manque de m’étrangler avec ma fumée en reconnaissant une silhouette que je ne pensais pas revoir un jour. « La beuh de Papy est sacrément forte putain. » Parce que pour voir Niilo débarquer en plein milieu du désert, faut être sacrément high pas vrai? Si mêmes mes mirages viennent me casser la gueule pour ce que j’ai fait.
M’enfin, rien à foutre. C’est qu’un mirage après tout. Alors je hausse les épaules et j’avale une nouvelle gorgée de mon verre, comme s’il n’était pas là.
Parce qu’il ne peut pas être là. Tout simplement. Pas vrai?

Alyosha est occupé à la bibliothèque tard ce soir, ce qui fait que c’est toi qui garde Nadeshda. Pour l’occasion madame est sortie en soirée avec une jolie robe et une tresse complexe, de quoi attendrir les passants à défaut de les provoquer. Moulée contre ta hanche comme le fétiche sur le toit de la case de Karaba, Nadeshda observe, analyse, préviens, tout ça du haut de ses deux ans, car elle n’est pas conne, loin de là.
Si ton mari a gardé son chat avec lui, tu te promènes avec Norne et Nell, comme toujours quand la luminosité redescend ; tu vas faire affaire et tu n’as pas de temps à perdre avec ces conneries. L’histoire du moteur devrait normalement être réglée.

Passant la tête à travers l’entrebâillement de la porte du Boyuyu, tu balaies l’entrepôt et hèles sans manières la personne qui est là ce soir au comptoir.

« Hey ! Il est là Rodrigo ? »

Jana, une petite demoiselle avec une très longue natte et des tatouages plein les bras, se retourne, un verre à la main en train de l’essuyer.

« Il devrait pas tarder, il est pas revenu de la frontière encore. »

Merde, t’espères qu’il a pas eu une connerie. Tu vas pour retourner dehors afin de l’attendre, quand tes yeux accrochent le regard d’une tronche connue.

« Oh, Rau’ ? Toi ici ? »

C’est comme si toute mon ancienne vie avait décidé de me sauter à la gueule en quelques jours. Legence m’avait vendu ça comme un endroit tranquille, je savais pas que tout le Bronx l’avait appris.
Je tire sur mon cigarillo en recrachant la fumée un peu trop forte et mon regard glisse sur la petite silhouette brune, nichée contre la hanche du viking. J’ai croisé la petite Nad avec Alyosha l’autre jour et j’esquisse un sourire en lui faisant un petit signe de la main. Est-ce qu’il aurait eu les yeux bleus aussi, le mien? « On dirait bien. J’ai croisé Alyo l’autre fois, mais je savais pas… fin c’est logique. » J’aurais dû me douter que le Norvégien n’était pas bien loin, mais je sais pas.
Peut-être qu’inconsciemment j’avais pas envie de tomber sur le meilleur ami du cadavre que j’ai laissé derrière moi.

Je fouille dans ma poche et j’en extrais un petit entrelacs de brins de tissus, un bracelet brésilien que j’ai tissé cet après midi. Je le tends à la petite princesse russe avec un sourire: « Tiens, pour m’faire pardonner pour le doudou. » La petite main se referme sur le tissage coloré et je relève les yeux vers Niilo: « Qu’est-ce qui s’est passé? » Il ne serait jamais venu élevé sa gamine là par choix.
C’est donc par obligation…

« Ah ? Il m’a pas dit. » fais-tu simplement remarquer.

Ce n’est pas un reproche. Vous ne vous dites pas tout et vous occupez énormément chacun de votre côté, probablement pour noyer dans le quotidien les souvenirs de ce que vous avez brusquement laissé derrière vous.

« Pas forcément. Mais en l’occurrence oui, on est toujours ensemble. »

Le regard de Nadeshda fait que tu comprends instantanément que ce qu’il vient de dire est vrai ; elle l’a croisé et elle a visiblement plus ou moins confiance en lui. Tu ne sais pas ce qu’il s’est passé avec Chuma le jour où ils se sont rencontrés, mais l’impair semble être réparé, vu la manière dont elle saisit l’offrande.

« Alyosha ne t’a pas dit ? » demandes-tu en rehaussant d’abord Nadeshda puis en l’installant finalement sur le comptoir tandis que Jana lui donne un verre d’eau dont elle se saisit impérieusement comme si tout sur cette terre lui était du. « Une fusillade. »

Non pas forcément. Je me passe de dire qu’effectivement, la dernière personne avec qui j’ai été en couple n’est plus vraiment dans ma vie. Je suppose que s’il ne pose pas de question, ça n’est pas tout à fait mentir. « Vous avez fille adorable. » La gamine ne fait pas d’effets sur l’histoire du doudou. Elle ne mentionne pas le fait que ce n’était pas tant du sien que du tien qu’il était question. Enfin, de celui du petit, surtout.

Je tourne la tête négativement en passant derrière le comptoir pour me servir un verre de rhum: « Tu veux boire un truc? » Je porte le verre à mes lèvres et laisse l’alcool me bruler la gorge. « J’ai pas demandé à Alyo. J’ai pas voulu être indiscret. Y’a eu des pertes? » Je demande curieux, soucieux de ceux que j’ai connu.
« Je pensais pas que le Bronx s’était installé ici. C’est dingue. T’as croisé les Kovacs? » Jana me jette un regard charmeur pour me demander si elle peut mettre de la musique ou si ça dérange, je lui précise de faire comme chez elle.
C’est l’intérêt du Boyuyu, tout le monde est chez lui.

D’ordinaire tu réponds en déconnant que ce n’est pas réellement ta fille ; tu n’as pas eu le temps d’adopter Nadeshda que la fusillade vous avait déjà virés de New-York avant la fin de la procédure, à laquelle tu peux désormais définitivement dire adieu. Mais Nadeshda est dans tes bras et elle comprend beaucoup trop de choses qui galopent ensuite dans son esprit d’enfant, par conséquent, tu te contentes de baisser les yeux vers elle avec une fierté non feinte, regard qu’elle te rend avec son petit caractère impérieux, très Nesslyien.

« Je veux bien ouais, sans alcool. »

Il va bien te trouver un truc ; ils trouvent toujours un truc. Lorsqu’il te demande s’il y a eu des pertes, tu penses à Clyde et Valentina, portés disparus, sans doute morts.

« Je ne saurais pas te dire. Le Chat a explosé, le Nautilus fermera sans doute. Nous n’avons plus de nouvelles. »

Et même si vous en aviez tu peux pas en donner comme ça sous le nez de Nadeshda. Soudain, tu lèves les yeux, surpris.

« Les Kovacs ?! »

La petite à ce truc qui rappelle sa mère et je lui offre un sourire. Je crois que s’il y a une personne dans Slab City qui n’a pas à avoir peur de moi, c’est elle. Par contre, comme si la protection de ses parents ne suffisait pas, elle a d’office la mienne.
Je hoche la tête à sa demande et je me baisse dans le frigo pour en sortir une bouteille de jus d’ananas. C’est moi qui ai pu passer la dernière commande et j’en ai profité pour p rendre de quoi faire ce rhum arrangé dont on s’était saoulé à l’enterrement de vie de garçon de Niilo ou j’avais fini sereinement entre Sly et Daisy. Je fais sauter la petite capsule et tends la petite bouteille vers lui, avant de poser sur le comptoir une petite barre de chocolat que je laisse là pour la môme.

Je fronce les sourcils au récit de son histoire: « Les collègues ont du se faire dessus. Vous savez qui était à l’origine de ça? J’étais déjà parti quand c’est arrivé. On m’en a pas parlé. » Le commissariat a dû être en branle, je te raconte même pas.
À nouveau j’aquiesce en avalant une gorgée de rhum: « Tel que j’te l’dis. J’ai croisé Nina l’autre soir. Fin elle m’a croisé plutôt. J’ai un abris provisoire en attendant de faire mieux. » Faut que je me pense sur le sujet d’ailleurs. Avec de la chance, ça fera rappliquer Pussy.

« Les flics. » réponds-tu simplement. « On est... »

Tu jettes un regard à Nadeshda qui a le nez dans sa grenadine, hésites et finis par dire la vérité, même si cette petite comprend tout bien trop vite sans laisser aux gens le temps de retomber sur leurs pattes pour calculer son âge.

« On est poursuivis pour meurtre. »

Plus ou moins à raison, mais les charges sont dures. Tu tires un tabouret de bar vacillant vers toi, t’installes dessus et vérifies qu’il ne va pas lâcher dans les cinq prochaines secondes, trouves un appui pour qu’il arrête d’osciller et reprends, saisissant le verre glissant vers toi.

« Tout est corrompu à New York, tu le sais bien. Au Bronx plus que partout. On est pas suivis par n’importe qui. Impossible de quitter le pays sans faux papiers, et encore Alyosha et Nadeshda pourraient avec un peu de comédie. Moi, je suis trop reconnaissable. Et on ne peut pas prendre le risque qu’on nous retire notre fille. »

Les doigts tenant le verre par son bord, tu fais osciller ce dernier, regardant le liquide lécher les parois à la propreté douteuse de l’objet.

« Du coup on a débarqué ici. » Comme les Kovacs tu supposes ; ils avaient l’air d’avoir de sacrées charges contre eux, pire que les vôtres. « Et toi qu’est-ce que tu branles ici ? T’as disparu du jour au lendemain, on t’a cru crevé aux arènes, ou que sais-je. »

Je retiens un rire nerveux et une remarque sarcastique en me souvenant qui j’ai en face de moi. Avouer a Niilo que j’ai buté sa meilleure amie n’est sans doute pas l’idée du siècle, encore moins devant sa fille.
Parfois, je peux pas m’empêcher de penser que si elle avait été enceinte de lui, elle l’aurait gardé. Et ça me donne envie de la buter une deuxième fois.

Je hoche la tête en tirant sur mon cigarillo, veillant à cracher ta fumée aussi loin possible de la petite tête brune. « J’ai plus aucun contact avec les flics locaux malheureusement.» Mes yeux descendent sur la gamine et je soupire: « Tu m’etonnes. Ça lui fait quel âge? » Mon fils aurait dû être un peu plus grand.
Connasse de rouquine. Plus jamais je saute une rousse.

Je hausse les épaules et un rire franc retentit dans ma poitrine alors que je relève un sourire vers Niilo: « J’avais pas grand monde à prévenir de mon départ. Puis m’en aurait fallu plus que ça! » J’esquisse un sourire en coin que je perd pour énoncer plus sérieusement: « J’ai essayé de retrouver mon gamin. J’ai rien trouvé. Ni lui, ni sa mère.»
ou presque.