I'm coming back to start (Nina)

Six n’était pas du genre à passer au dinner. C’est simple après tout. Pour aller dans un dinner, il faut de l’argent et pour avoir de l’argent, faut avoir du boulot et jusqu’à maintenant, ce n’était pas folichon. Elle avait bien tenté de faire passer le mot mais n’étant pas particulièrement douée socialement, ça avait plutôt bien foiré. A ce stade, elle avait donc besoin et d’apprendre à sociabiliser un chouïa et d’argent. Elle savait que chez Queenie, elle pourrait mettre une annonce pour des petits boulots de coursier. Pour faire bonne mesure, elle pouvait aussi très bien dépenser un peu du précieux pognon qu’il lui manquait et dans le pire des cas, elle pourrait tenter de gratter une heure ou deux de service pour dépanner ? Elle connaissait ce genre de taf après tout. Multitâche et couteau suisse ambulant, faut ce qui faut quand l’éducation suit pas.

Vélo largué -et cadenassé- devant le dinner, la coursière au chômage prend le temps d’allumer une cigarette. Typiquement le genre de choses qui la stresse et qui demande sa dose de nicotine. C’est pas vraiment indiqué quand on dépend de son cardio pour bosser mais elle compensait largement cette saloperie vu les miles qu’elle pouvait se farcir à pied ou en vélo. Quelques minutes plus tard, avec son courage saisi à deux mains, elle entre enfin dans ce lieu toujours inconnu, sa petite annonce rédigée sobrement. Restait plus qu’à espérer que les gens vont pas piquer les petites languettes d’info juste pour le fun. Sérieux, c’était chiant à faire, surtout à la main mais elle avait pas les moyens de faire imprimer quoi que ce soit.

- « Salut, excusez-moi mais, y a moyen d’accrocher ça ? »

Polie de temps en temps, quand il faut. Peut-être que ça lui donnerait la chance qu’on empêche les gens de faire de la merde avec son annonce. Sa demande s’adressait à n’importe qui travaillant au dinner, jusqu’à ce qu’elle repère une silhouette qu’elle n’avait pas vu depuis bien quatre ans, peut-être un peu moins mais quand même. Y avait eu du changement bien entendu mais...

- « Nina ? »

C’était difficile de ne pas ressentir un peu d’amertume quand elle pensait à son ancienne amie. Sa disparition lui avait fait drôle même si elle aurait dû le voir venir. Si c’était pas Nina, elle aurait l’air débile mais si c’était elle... C’est pas malin parce que si c’était elle, elle ne savait franchement pas quoi lui dire et encore moins un vieux « Salut, comment ça va ? ».

Devoir partir parce qu’elle n’avait plus rien, tenter de sauver les miettes et de ramasser les pots cassés, tout ça pour retomber directement sur le passé et sur le seul visage amical dont la perte avait fait plus de mal que de bien. Son frangin avait bien fait les choses en vidant son appart’, parce qu’il avait pas fait que ça. En embarquant ses affaires, il avait détruit ses attaches mais surtout, tout ce qui pouvait rester de la confiance qu’elle pouvait encore avoir en son prochain. Si elle réfléchissait deux minutes, Six admettrait éventuellement que c’était peut-être quand Nina avait disparu que ça avait commencé. Perdre quelqu’un de proche, elle connaissait et sans que la douleur soit pareille à celle qu’elle avait ressentie quand sa grand-mère était morte... ça avait fait mal quand même. Nina, c’était un peu une famille avec laquelle elle ne partageait pas son sang.

Un raclement de gorge plus tard et toujours aussi mal à l’aise, elle se ressaisit quand même un peu.

- « Ouais... Ouais. Toi aussi j’imagine ? »

Question stupide. Y a plus de chance que ce soit un oui qu’un non. Personne se taperait autant de bornes pour bosser dans le coin pour le fun. Slab, c’était soit une erreur, soit une fuite, soit une véritable envie de s’évader de la vie normale. Elle, c’était une erreur, la fatalité d’une mécanique déjà usée qui lâche. Mais pour Nina ?

- « Ça remonte. »

Combler le malaise, parler pour ne rien dire, tenter de maintenir la conversation avec le passé en essayant d’oublier cette forme de trahison rampante et d’ignorer la petite voix dans sa tête qui lui dit qu’elle l’a juste abandonnée, comme tout le monde. Sauf que c’est pas juste et ça, Six le sait. Ce qu’elle veut, c’est des réponses. Elle estime y avoir droit mais en même temps, elle-même n’est pas sûre de vouloir répondre aux questions que Nina pourrait poser. Annoncer qu’on s’est fait entuber par son propre frère, son propre sang, ça sonne comme de la stupidité crasse. Ça sonne même pas, ça l’est. Pas comme si elle ne s’en voulait pas de s’être fait avoir encore aujourd’hui.

Le malaise est grand et pas que pour Six. Elle n’est peut-être pas la plus grande observatrice de cette planète -et c’est peu dire- mais elle sait quand quelque chose ne va pas, d’une façon ou d’une autre. C’est qu’être incapable de se comporter normalement avec les gens, ça aide à comprendre deux ou trois trucs. Comme ce malaise. Soupirer aiderait, sauf que ça ne ferait qu’en rajouter. Une cigarette aussi, ce serait bien. Bordel. Du courage, c’est ce qui lui faudrait mais elle en manque pour ce genre de choses. Ecraser n’importe qui ne la dérangerait pas pour se sauver d’une situation scabreuse mais pour parler, y a plus personne.

Sa réponse, elle s’y attendait. C’est à se demander comment elles ne s’étaient jamais croisées toutes les deux. Le fait que Nina bosse ici et qu’elle cherche la solitude et la paix devait l’expliquer en grande partie.

- « Logique. »

Ouais, logique. L’art d’enfoncer une porte ouverte et de l’admettre. En ça, Six n’a pas changé. Une dérive de son manque sociale sans doute.

Le retour au sujet de son passage au dinner la soulage. Ça, c’est un terrain neutre, connu. Le boulot. Ce truc indispensable à la survie, le gagne pain. Les courses de Niilo ne suffisent pas pour vivre même si ça paie bien.

- « Ouais. J’me suis dit qu’il était temps. Après six mois dans le coin, faut que je bosse. »

Jouer les coursières, elle savait faire et elle était même très douée. Ce qui ne gâchait rien, c’est qu’elle pouvait faire d’autres boulots à côté. Tant qu’à faire d’ailleurs...

- « Il cherche personne ici ? Pour deux ou trois heures par-ci par-là. Pour dépanner. »

Quand il s’agit de trouver un emploi, Six est plus douée, elle y va au culot. Ça a toujours payé et c’est comme ça qu’elle payait les factures. Ici, le problème de facture est moindre mais faut quand même entretenir le compte en banque, la caravane, payer la bouffe, maintenir les plantes, garder les chats en bonne santé.

- « Ou si tu connais une adresse, n’importe quoi. Enfin tu sais, du taf à la débrouille... »

Six hoche la tête. Six mois, ça lui paraît une éternité. Elle a même jamais tenu un job aussi longtemps, c’est dire. C’est que le permanent, c’est quelque chose qu’elle connait pas. Ça doit être l’effet famille d’accueil. Toujours provisoire, jamais dans la durée. Peut-être aussi que c’est pour ça qu’elle a eu du mal à encaisser la disparition de Nina. La coloc a été longue, plus longue que tout ce qu’elle a pu expérimenter.

- « Veinarde ? »

Si c’est une question, c’est pas pour rien. Est-ce que Nina était contente d’être là ou pas ? Elle trouvait peut-être que c’était l’enfer dans le coin. Certains en étaient persuadés, d’autres trouvaient ça génial, quant au reste... va savoir. Y a de tout dans le coin, difficile de savoir. Six, tout ce qu’elle savais, concrètement, c’était qu’elle avait pas les moyens de se tirer et qu’elle les aurait dans tellement longtemps qu’elle pouvait tout aussi bien dire qu’elle y crèverait. Ici ou ailleurs, c’était pas comme si ça changeait quoi que ce soit en fait. Plus maintenant en tout cas. Personne l’attendait nulle part et c’était comme ça, pas autrement.

- « Ouais, j’te file ça, attends. »

Curieusement, c’est un truc qu’elle a toujours sur elle en au moins un exemplaire. C’est écrit à la main, pas sur un ordi, comme pour son annonce, elle a pas les moyens. A chercher du boulot partout, on apprend à garder l’essentiel sous la main. Il a une sale gueule cela dit, après avoir été balloté dans son sac depuis Dieu seul sait quand. Elle renifle de dédain en voyant sa tronche d’ailleurs.

- « Elle est pas tatillon sur la tronche du CV j’espère ? »

Elle rabat le haut du sac. Faudra qu’elle pense à en faire un ou deux autres, histoire d’avoir du rab. On sait jamais, ça peut servir. La preuve.

- « Sur le campement. Une caravane. » Un peu moisie mais ça suffit. « J’peux te montrer un ces quatre. Ou te filer mon numéro. Et toi, ville ou pareil ? »

Au fond, y a toujours cette gêne, ce souvenir d’avoir été blessée mais... Six se rend à l’évidence. Un visage connu à Slab lui fait plaisir même si la crainte reste bien ancrée et que la confiance n’est plus vraiment là non plus. C’est un animal blessé et malgré le passé commun si cher à son cœur, elle a mal, ça remue une plaie dont elle croyait s’être débarrassée. Ouvrez-vous aux autres... Bah voyons.

Classique. C’est ce que Six a envie de répondre mais elle n’en dit rien. Encore une chose qui n’a pas changé, elle n’exprime pas la moitié des choses qu’elle pense et parfois, ça vaut mieux pour tout le monde. Et puis, elle-même ne sait toujours pas ce qu’elle pense d’avoir échoué ici. C’est un peu paradoxal comme endroit et elle ne sait vraiment pas quoi penser. Tout ce qu’elle sait pour l’instant, c’est qu’elle doit faire avec, alors elle avise au jour le jour. Encore une fois, c’est pas comme si elle attendait quoi que ce soit. L’espoir, c’est pas quelque chose qu’elle a. Ça apporte rien à part de la souffrance, elle a appris à faire sans. Fallait s’attendre à tout dans la vie.

La preuve, cette histoire de CV. Même si la présentation était censée être importante, elle avait pas le temps d’y penser. C’était pas mal rédiger mais le papier ressemblait juste plus à rien, elle pouvait pas y faire grand-chose. Parfois, faut juste arrêter de luter pour des conneries. Faut choisir ses batailles.

- « Tant mieux. Après, c’pas comme si j’pouvais le défroisser. Donc de toute façon… »

Elle hausse les épaules, nonchalante. Elle a besoin d’argent mais elle va pas se mettre la rate au court bouillon pour autant. Avant, elle le faisait déjà pas, elle allait pas commencer maintenant. Même si elle s’en sort bredouille au dinner, y aura bien une occasion de faire de l’argent ailleurs et autrement. Elle a aussi déposé une annonce en ville, ça peut servir. Qui paie et d’où vient l’argent lui importe peu voire pas du tout. Faut pas faire la fine bouche quand on a pas les moyens.

Quand Nina lui dit qu’elle vit aussi au campement, Six hoche simplement la tête. Au fond, vu que ça fait deux semaines que son ancienne amie est là, c’pas étonnant qu’elle l’ait jamais croisé. En revanche, la question qui suit lui arrache une grimace.

- « Huit mois. » Clairement, elle hésite à poursuivre. « Pas eu le choix. »

Non pas qu’elle doive quoi que ce soit en matière de réponse ou même qu’elle se sente obligée d’être honnête. C’est juste comme ça. Elle a pas eu le choix. La nouvelle-Orléans, c’était ses racines, là où se trouvait le corps de la seule personne qui l’avait vraiment aimée. Sa pauvre grand-mère aurait mérité mieux qu’une fosse commune mais... Une gamine peut rien faire contre ça sans ressources, c’est comme ça.

Six n’avait vraiment pas quitté la Nouvelle-Orléans par choix. Elle y était bien et y avait ses racines. Dans un sens, c’était la seule stabilité qu’elle avait eu dans la vie et elle l’avait perdue. Plus rien à perdre, plus rien à attendre. Enfin si, elle pouvait encore perdre la vie, point et honnêtement, elle n’était pas tout à fait sûre que ça lui importe tant que ça. Pas suicidaire mais pas vraiment très équilibrée, il fallait bien l’admettre. Savoir ce qui était le pire était difficile dans un cas comme celui-ci. Peut-être qu’elle était à plaindre, peut-être pas, ça aussi, ça importait peu.

Apprendre que Nina avait quitté la ville depuis fin 2015 avait quelque chose de dérangeant. Pourquoi avait-elle disparu ? Cette question revenait sans cesse et avec toujours plus de force. D’expérience, Six savait qu’elle finirait par poser la question avec un manque de tact flagrant. Au moins n’avait-elle pas eu le choix de partir, comme elle, ce qui soulevait encore une autre volée de questions qu’elle finirait aussi par poser. Oui, peut-être que oui... Elle estimait avoir droit à des réponses et ne pas forcément répondre en retour finalement.

- « Ouais, j’ai le temps. »

Le temps, certainement, l’envie, moins. Ce n’était même pas raisonnable vu comment elle rognait sur toutes les dépenses mais là... Elle estimait que c’était nécessaire pour avoir ces fameuses réponses.

- « J’ai besoin de savoir un truc avant. T’as disparu par choix ou nécessité ? »

Savoir pourquoi ou comment n’était pas utile ou alors plus tard. Mais ça savoir juste ça permettrait d’épurer un peu tout ça, de mettre les choses un peu plus à plat.

C’était très paradoxal comme situation. D’un part, elle était ravie de retrouver Nina et de l’autre, elle n’appréciait pas le moins du monde la situation. Pas que Six fuyait les problèmes mais disons qu’elle n’y faisait pas forcément face non plus. Certaines choses étaient plus simples à gérer en leur tournant le dos purement et simplement. Ça n’était pas une question de courage, juste de bon sens. On ne peut pas affronter tous les problèmes du monde. Dans le doute donc, elle tournait le dos et allait voir ailleurs si elle y était.

Six s’installe au comptoir et reluque le café que Nina lui sert. Ça n’a pas tant changé non plus ça. L’un comme l’autre semble toujours préférer se faire un trou dans le bide que de boire du jus de chaussettes.

- « C’est très bien comme ça. » Tant qu’elle était à boire un café. « C’possible des toasts avec ? Tant qu’j’y suis. »

Pas du tout une bonne idée, c’est qu’elle fait tout pour éviter de prendre ce genre d’habitude tant que l’argent tombe pas vaguement régulièrement. Les seuls qui mangent de façon normale, c’est ses chats. Eux avant elle. Ils ont pas demandé à avoir une humaine fauchée.

- « Pigé. » Elle n’insiste pas. « T’en diras plus quand et si tu veux. »

Elle se contentera de ça pour le moment. C’est pas la lune mais elle peut comprendre. Finalement, celle qui s’en sortait mieux, c’était Six. Elle était dans la merde et sa propre stupidité l’avait emmenée jusqu’ici mais elle n’avait pas eu besoin de... fuir. Nina, ça avait l’air d’être une autre histoire.

- « J’te filerai bien ma caisse mais elle a cané. »

La bête gisait littéralement près de la caravane sous une bâche tenue par des briques. Elle gardait l’espoir qu’avec de l’argent en suffisance, cette saloperie serait retapée un jour. Un moteur, ça coûtait cher et là, tout le moteur était naze, dans son intégralité. Sans parler des autres problèmes qu’avaient cette bagnole.

Café et toasts... c’est que ça ressemble presque à une habitude domestique de base. Franchement, ça lui fait drôle de bouffer à cette heure-ci vu qu’elle mange plus le matin depuis qu’elle est arrivée. Le matin, c’est café et c’est tout. Parfois une clope pour compenser et faire genre. Ça nourrit pas du tout mais ça fait la blague. Ironique vu que les clopes coûtent plus chères que la bouffe. Enfin, la logique et elle, c’pas toujours ça. Elle regarde Nina aller porter les assiettes et hausse un sourcil. Des tenues d’infirmières ? Bah, c’pas comme si elle avait pas croisé un type sapé en pirate. Pourquoi pas.

L’assiette de toasts devant le nez, Six grignote du bout des dents. Clairement, elle va les faire durer autant que possible. C’est la dèche. Bon, pas tant que ça mais elle n’a pas le choix que de faire gaffe. C’est ça où les emmerdes vont être pires. Rien que pour le générateur... elle est prête à tout pour qu’il continue à tourner. L’électricité, c’est un putain de luxe dans le campement. Heureusement que les gens sont pas trop voleur et que chacun respecte vaguement la propriété de l’autre. Le fait qu’elle ait planté un type à peine une semaine après son arrivée pour exprimer son point de vue avait certainement joué.

- « Compréhensible ouais. Le coin est pratique pour ça. »

Six renifle, pas d’agacement mais un peu d’amusement. Elle aurait effectivement déjà pu se tirer mais y avait pas que la caisse malheureusement. Elle avait pillé son propre compte en banque pour que la banque puisse rien saisir.

- « Ouais, je sais... mais y a pas que la bagnole. »

Son cher frangin lui avait tout piqué ou presque mais il s’était pas arrêté là. Sans accès à son compte, l’enculé avait pris une carte de crédit à son nom auprès d’un organisme vaguement légal et lui avait collé des dettes jusqu’au dessus de la gueule. Retourner en ville, dans un lieu qui ne vivait pas étrangement, c’était devoir tenter de se sortir de la merde, engager des avocats, se justifier. Fallait reconnaître que de fait, elle mettait une assez mauvaise volonté à ce que la situation évolue. Au fond, Six n’était même pas sûre que ce petit con lui ait pas aussi foutu des prêteurs sur gage sur le dos. La vérité, c’était qu’elle n’avait aucune foutue idée de l’étendue des dégâts et qu’elle préférait jouer les autruches.

Est-ce qu’elle voulait en parler ? Pas du tout. Est-ce qu’elle en avait besoin ? Probablement. Sans personne à qui parler, on finit par tout intérioriser et c’était ce qu’elle faisait depuis un sacré bout de temps maintenant. Signé évident d’embarras, elle se met à tripoter une cigarette et se frotter le haut de l’arrête du nez à la limite du front.

- « Nan. » Mais assez rapidement, très rapidement même... « Mais ce serait pas mal. Au cas où. »

Au cas où ça irait trop loin. Au cas où ce serait pire que ce qu’elle avait envisagé. Franchement, elle ne savait vraiment pas jusqu’où ça allait. Mais Six prend quand même la perche tendue par Nina, provisoirement.

- « J’l’ai achetée à un couple de petits vieux qui pouvaient plus se permettre de bouger et qui avait besoin d’argent. » C’était une bonne affaire. « J’l’ai embarquée quand j’me suis mise en route. J’savais pas où j’allais et c’était bien comme ça. »

Ah ça, vivre sous tente ici, faut le vouloir. Elle avait foutu des plantes partout autour de la caravane exprès, le genre qui permet de garder l’humidité sans crever en plein soleil. Elle avait dû faire mille recherches pour en arriver là mais ça portait ses fruits. Fut un temps, elle lui aurait dit de venir squatter mais elle avait pas la place et y avait du vide à combler avant dans leur ancienne amitié.

- « C’est mon frère qui a déconné. »

Ce frère dont elle ne parlait jamais ou dont elle avait juste parlé pour dire qu’il avait suivi leur père, ce père qui n’avait jamais jugé bon de l’accueillir sous son toit. Bref, la joie. Et Six se sent incroyablement débile, conne, atrocement en fait. C’était pas comme si elle se reprochait suffisamment de s’être fait avoir comme ça.

- « Il a vidé mon appart’, pris une carte de crédit -peut-être plusieurs- sur mon dos et fait Dieu seul sait quoi d’autre sous couvert de mon nom et de mon adresse. J’ai probablement des dettes ras la gueule à l’heure où on parle. »

Y a encore de la confiance en tout cas, sinon Six ne lui aurait jamais balancé ça. Nina pourrait la foutre dans la merde si elle voulait. Juste en connaissant son nom de famille et ce petit brin d’histoire. Trouver le nom de son frangin n’était qu’un vulgaire détail dans le fond.

Six ne se rend vraiment pas compte qu’elle est en train de rendre Nina parano avec son petit au cas où. Il n’empêche qu’elle le pense vraiment. Elle ne sait pas du tout jusqu’où se ramifient les conneries de son frère. Si elle peut encore l’appeler comme ça en tout cas. Les risques sont grands et elle le sait, elle n’a fait que creuser la surface, sans plus. Mais s’il est allé jusque là, il y a de quoi se poser de sévères questions en la matière, une vraie question. Et le dire comme ça à voix haute, elle réalise qu’elle y a pensé sans vraiment y penser. Qu’elle a peut-être bien réalisé la portée du truc ou en tout cas le risque. Voilà pourquoi Six déteste se poser pour réfléchir. Elle finit par comprendre les intentions derrière ses propres actes. Là, son intention était clairement de se faire oublier et de disparaître. La bagnole tombée en rade au milieu d’anonymaland, c’était le bonus.

- « J’ai été plus grossière mais c’est l’idée. »

S’il avait été devant elle à un moment ou un autre, probable qu’elle aurait eu bien d’autres emmerdes à gérer que celles qu’elle avait hypothétiquement. Rien à perdre n’est pas un euphémisme quand ça sort de sa bouche.

- « J’ai cherché mais sans thunes, tu vas nulle part et j’avais besoin d’un toit au-dessus de la tête avant ma vengeance. Finir dans ce trou n’était qu’un bonus quand on y pense et qu’on regarde sous le bon angle. Te fous pas la rate au court bouillon pour ça. Son jour viendra bien. Tu m’as déjà vu laisser filer quelqu’un responsable d’une simple insulte sans que son karma n’en souffre ? Tout vient à point Nina. Tout vient à point. »

Elle pose sa main sur le bras de Nina pour la calmer, lui signifier de laisser tomber, que ça viendra. Six ne laissait pas tomber, jamais. Elle... prenait juste son temps et contournait les problèmes avec patience. Le problème, c’était qu’elle n’oubliait jamais rien. Payback is a bitch.

- « Juste, occupe-toi de mes chats si je cane avant, j’les aime bien ces bestioles. Puis bute mon frangin ? »

A aucun moment, elle n’avait parlé trop fort, y a des conversation qui doivent rester relativement privées.

Si Nina avait voulu insulter son frère, Six n’aurait même pas bronché. Quand il y avait trahison, c’était la fin de tout ce qui avait pu exister pour le traître. Même si ses parents avaient été en train de crever sur le pas de sa porte, elle n’aurait pas esquissé un seul geste pour les aider. Son frère, elle lui avait laissé sa chance parce qu’ils étaient que des gamins quand tout était arrivé mais là, ce qu’il avait fait, c’était en tant qu’adulte et en étant parfaitement conscient de ce qu’il faisait. Bref, il ne méritait aucune considération de sa part, à part son envie de vengeance.

D’une certaine façon, Nina l’avait aussi trahie mais il y avait eu une véritable amitié derrière et elle avait eu une sacrée bonne raison d’agir comme ça si elle lisait correctement entre les lignes. Alors Six pouvait pardonner. Lentement et avec méfiance mais pardonner restait du domaine du possible.

- « C’est exactement ça. La thune finira bien par rentrer plus régulièrement. Le temps de faire mon trou. »

Sans mauvais jeu de mot. Sauf qu’elle n’était pas sûre de parvenir à exercer une réelle vengeance si elle restait là trop longtemps. C’est le genre d’endroit où on finit par adorer autant que haïr son environnement. C’était comme ça à la Nouvelle-Orléans. Elle détestait parce qu’elle y avait des souvenirs atroces, parce que malgré toutes les merdes, la plupart des gens restaient optimistes et souriaient à la vie alors qu’elle, elle avait juste envie de gueuler et tout démonter sur son passage les mauvais jours. Et en même temps, c’était aussi ce qui l’avait gardé là-bas si longtemps. Slab semblait être pareille mais pas pour les mêmes raisons.

- « T’inquiète, j’y compte pas, mais j’anticipe, au cas où. On est jamais trop prudent. J’te montrerai ça quand l’occaz’ se présentera. J’sais pas si tu vas aimer ou détester. J’te proposerais bien la coloc’ mais j’ai pas la place, on se marcherait dessus, sans parler que j’ai un type qui squatte ma chaise de camping parfois. »

Oubliée la caravane et le frangin quand Nina mentionne une explosion.

- « Répète ça pour voir ? Explosion ? »

Six ne sait pas trop comment ça se passera avec Nina et si cette retrouvaille amicale pourra vraiment mener à une amitié aussi forte que ce qu’elles avaient eu. En tout cas, elle est disposée à essayer, c’est déjà ça. Puis elle est rassurée de savoir que Nina n’est pas seule. Elle a eu bien du mal parfois au campement. Des menaces, elle en a lancé quelques unes et mis quelques autres à exécution pour avoir une paix relative mais... on peut pas dire que ça reste sûr pour autant. Faut se débrouiller quoi.

- « T’as un plus un dans tes bagages ? »

Pas qu’elle était du genre commérage mais elle s’intéressait à la vie de son amie. Particulièrement après autant de temps. En plus, si elle avait quelqu’un, elle avait quelque chose de plus pour lequel se battre quelque soit ses emmerdes et ça, c’était non négligeable. Pour Six, c’était une autre paire de manche puisqu’elle ne savait pas jusqu’où allait ses emmerdes et à quel point elle était dans la mouise jusqu’au cou. Nina avait déjà eu un aperçu de la façon de voir le monde qu’elle avait, pas besoin qu’elle sache qu’elle évaluait assez peu son existence même si elle ne comptait pas particulièrement nourrir les pissenlits par la racine.

- « Inconnu total. J’ai pas la moindre idée de qui c’est. Tout ce que je sais, c’est qu’il m’emmerde pas et tant que ça reste comme ça, ça ira. »

D’un coup d’un seul, le cerveau de Six se met en arrêt, le temps d’assimiler les mots qui viennent d’être prononcé. Elle les reformule même, on peut les lire sur ses lèvres même si elle ne les prononce pas.

- « Bien. D’accord. J’appelle plus ça être dans la merde. T’as piqué le jouet d’un mec de la mafia ou quoi ? »

La conversation se poursuit sur un ton beaucoup plus bas. Pour que quelqu’un en vienne à tout faire péter au lance-roquettes, y a de quoi s’inquiéter.

Oh oh ! Nina a ce regard, ce regard que Six ne lui a absolument jamais vu mais celui qu’elle a parfois vu chez des couples -parfois même chez des personnes seuls- mais... c’est tellement inattendu. Mariée en plus. C’est qu’elle en sifflerait presque tant c’est étonnant. Elle se souvient d’une Nina volage, autant que Nina se souvient probablement d’une Six réticente qui cherche la sécurité sans y croire. Ça, ça n’avait pas vraiment changé pour elle, sauf que maintenant, elle avait encore moins confiance en son prochain.

- « Alors ça. »

Rencontrer le mari de Nina ? Pourquoi pas. C’était pas comme si elle connaissait beaucoup de gens dans le coin. Enfin, y avait le temps d’en arriver là.

- « On a le temps. C’est pas comme si j’allais me tirer demain et pareil pour toi. Même si on aimerait. »

Heureusement qu’elle n’était pas en train de boire son café sinon elle l’aurait recraché. Est-ce qu’elle était vraiment sérieuse ? La mafia ? Et le pire, c’était qu’elle n’avait même pas l’air de déconner. Bordel Nina...

- « Han han. Okay ? Merci de ne pas avoir tenté de me prévenir ? Je crois ? Enfin en attendant... »

La question se posait, est-ce qu’elle allait vraiment dire ce qui lui passait par la tête ? Oui. Oui, elle allait le faire. C’était loin d’être une bonne idée mais s’il y avait bien une personne qu’elle considérait comme de la famille, ou ce qui s’en rapprochait le plus, c’était Nina. Surtout que sa disparition était de plus en plus justifiée et justifiable.

- « Si t’as une merde, tu viens à la caravane avec ton plus un d’époux. J’me débrouillerai pour faire de la place. J’te montre où c’est après ta journée. »

Absolument pas raisonnable mais c’était ce qu’elle devait faire, pour le bien de cette ancienne amitié qui pouvait redevenir ce qu’elle avait été.