J'suis sur la route du bonheur ; j'attends la dépanneuse. || Six

J'suis sur la route du bonheur

j'attends la dépanneuse.

Norne s’est assise tranquillement sur l’un des petits monticules qui forment la Salvation Mountain, entre papier mâché, plâtre et couleurs délavées par le temps, le sable, le soleil aussi. Dressée de sa haute stature digne, la Malamute d’Alaska guette l’horizon noir bordé de orange des dernières lueurs du jour, clignant à peine de ses yeux sombres. C’est la seule qui t’accompagne ce soir, tous les autres sont restés avec Alyosha et les filles pour garder le bunker qui tout bunker qu’il est, n’est jamais vraiment sûr dans le campement.
Il a fait quarante-neuf degrés toute la journée ; cette nuit, il fera peut-être trente cinq, si vous avez de la chance.

Il est devenu presque impossible d’acheter des indus, sauf si on connaît quelqu’un qui va les chercher au Mexique avec ses combines pour passer les douanes, alors c’est une roulée que tu t’apprêtes à fumer, précautionneusement fomentée entre tes doigts dont la blancheur norvégienne après ces quelques semaines tire déjà sur le miel.
Dans un crépitement de briquet artisanal à la flamme un peu trop large, un peu dangereuse et un peu trop pétrolée, tu enflammes le bout de ta clope avec un soupir d’aise. Impossible à faire dans le bunker, vaguement négociable dans la proximité des filles, le simple acte de fumer est lui-même devenu un luxe.

La batterie du téléphone clignote et rend l’âme ; elle a le temps d’afficher 22:03.
Six est en retard.

Six était à la bourre. Il n’y avait pas d’autre façon de le dire. C’était même pas vraiment comme s’il y avait une raison valable. Après tout, perdre ses clefs est rarement une bonne excuse, surtout quand on paume ses clefs dans sa propre caravane. Sa seule défense, c’était que Hantise avait joué avec et qu’elles avaient fini dans un coin. Là où elle n’aurait jamais dû être. Un jour, elle investirait dans un de ces gadgets qui bipait pour pister ses clefs. En attendant, elle avait intérêt à se bouger le cul. Salvation Mountain, elle connaissait comme sa poche maintenant mais c’était quand même pas tout à côté de la caravane.

Courir jusque là ? Aucune chance. Elle était sportive et s’était fait à la chaleur -fallait bien avec le vélo- mais quand même. La seule chose qu’elle pouvait faire, c’était presser le pas. Allumer une clope sur la fin du trajet n’aidait clairement pas mais un peu comme tout ce qui ressemblait de près ou de loin avec une conversation potentiellement stressante, elle en avait besoin.

Arrivée à destination, impossible de manquer Niilo. Personne ne peut le manquer, même en essayant ou en ayant paumé ses lunettes. Et puis ce n’était pas comme si sa silhouette n’était pas imprimée dans sa mémoire à présent. A lui seul, il lui avait rapport les trois-quarts de l’argent qu’elle s’était fait depuis qu’elle était arrivée -tombée en rade- à Slab. Elle retire donc ses écouteurs de ses oreilles et arrête la musique. Plus facile pour avoir une conversation civilisée. Il paraît.

- « Désolé. Imprévu stupide. »

Lui expliquer que son chat avait joué avec les clefs et les avait planquées ? Hors de question, merci bien. Et puis elle était là, ce n’était pas comme si elle l’avait fait poireauté cent-sept ans.

« Evite d’avoir des imprévus stupides à l’avenir. » préviens-tu avec fermeté, sans que toutefois l’animosité ne transparaisse.

Dans l’état actuel des choses, tu restes effectivement son boss, mais des boss elle peut s’en trouver mille dans le désert, t’es juste celui qui payes le plus. Alors que toi, des coursiers discrets, rapides, efficaces et qui posent pas de questions, t’as beaucoup moins de chances d’en dégoter un si tu vires Six. Alors t’es pas trop chiant pour l’instant, même si y’a des limites à pas dépasser.
C’est bien parce que les tiennes sont encore loin que ce n’est pas Alyosha qui gère la vente des produits.
Et tu détestes aller vendre en ville ; pour l’instant tu connais pas beaucoup le terrain et tu sais pas encore qui possède quel territoire et les adresses à éviter. Sans doute qu’il n’y en a aucune, mais on ne peut pas te reprocher de garder tes habitudes du Bronx.

« Grosse livraison ce soir. Gros clients aussi, je te fais confiance. »

Ces derniers auraient du mal à tolérer le retard et ce serait la messagère qui prendrait, bien évidemment. Tu te baisses et sors de ton sac à dos trois paquetages pas spécialement gros, difficiles à soupçonner quand on ne connaît pas le business, que tu lui tends.

« Je t’attends au Boyuyu. »

Norne se lèche les babines.

- « J’t’ai jamais fait faux bond et ça va pas commencer. »

Techniquement, les gens évite de tenir tête à leur boss mais Six est d’une race à part pour ça. Elle a son caractère et c’est comme ça que ça marche. Niilo a déjà eu quelques aperçus et celui-là n’en est qu’un parmi d’autres. C’était pas agressif de sa part, juste un simple constat. Un peu comme lui qui avait balancé ça sans pour autant hausser le ton. Juste une petite mise des choses à plat quoi. De temps en temps, c’était pas plus mal.

- « Tant que ça passe dans un sac à dos ou une boîte que j’peux fixer au VTT, y a pas de problème. T’attends un truc en retour ? »

Après tout, mieux valait savoir. Ça arrivait parfois qu’en contrepartie, elle soit chargée de ramener autre chose. Dans tous les cas, elle se foutait de savoir quoi tant que le poids et l’encombrement était à sa porte et à celle de sa bécane. Et de son versement aussi. Elle bossait pas gratuit, elle l’avait jamais fait et elle comptait pas le faire.

Comme toujours, les paquets rentraient aisément alors sans sourciller ni rien demander, elle les range en attendant quand même la réponse à sa question. Pour le lieu de rencard, ça lui va bien. Un jour, faudrait vraiment qu’elle tente de s’intégrer un peu plus dans le paysage. Elle pouvait pas avoir autant de pot et tomber sur un autre client/boss comme Niilo. Faudrait qu’elle se crée d’autres opportunités. Elle détestait socialiser, vraiment pas douée pour ça avec une tendance à prendre les gens à rebrousse poil.

- « J’y serai. »

« Une enveloppe de chaque. »

Du fric, évidemment, du fric dans lequel tu préléverais sa commission qui donnerait par la suite son salaire ; autant dire que si les sommes n’étaient pas complètes ce serait probablement sur elle que les soupçons se porteraient au départ, avant que tu doives faire une petite enquête auprès de tes clients parce que tu faisais quand même confiance à Six depuis le temps. Pas parce que cette période de temps était longue, mais parce qu’il fallait faire confiance rapidement ici si on voulait s’intégrer et se rendre la vie moins dure.
Tout le monde a ses problèmes.

« Parfait. » conclus-tu. « A tout à l’heure. »

Sans autre forme de salutation ni de politesse, tu entreprends de descendre de la montagne artificielle sur laquelle tu t’es juché pour l’attendre et faire affaire. Norne au départ demeure sur tes talons, mais elle prend par la suite le tête, déjà parce que dans l’habitude elle a deviné où vous alliez, et parce que son côté chien de garde et de chasse élevé comme tel par ton oncle de l’élevage duquel elle provient, domine son caractère ferme et intransigeant.

Des enveloppes à récupérer, comme d’hab. Rien de nouveau sous le soleil pour Six dans le cas présent. Elle savait parfaitement ce qu’il y avait dedans de fait mais elle ne posait de toute façon aucune question tant qu’elle avait son pognon à la fin et Niilo ne lui avait jamais fait l’affront de ne pas la payer. Heureusement d’ailleurs parce qu’elle ne voyait pas bien comment elle aurait pu faire pour réclamer son argent vu la carrure du gars. Au fond, elle avait fini par devoir faire confiance pour être payée même si ça n’avait pas forcément été simple.

- « A tout à l’heure. »

Elle vérifie que tout est bien ok et se casse vers son VTT aussi vite que la chaleur le lui permet. Ce climat hostile, elle s’y fait mieux que certains, bien mieux et ça aide. Surtout avec un job pareil. Elle a dû adapter son outil de travail mais ça valait le coup.

Rien à signaler pendant le trajet et ça, c’est bien une première. Il y a toujours un nouvel obstacle, un gêneur, n’importe quoi. Être en temps et en heure n’est pas forcément évident et c’est pour ça qu’elle a toujours précisé qu’il y avait une marge d’erreur au niveau des timings. Ils ne vivaient pas dans une zone standard avec des routes bien bétonnées ici. C’était presque une autre planète au fond.

Sa livraison faite et les enveloppes en poche, Six prend le chemin du Boyuyu. Elle y a pas vraiment souvent mis les pieds, sauf dans le cas présent justement. Une fois son VTT bien sécurisé, elle se décide à entrer. C’est un miracle qu’on lui ait jamais piqué son moyen de bosser quand elle y pense et pourvu que ça dure. Son sac sur le dos, elle rejoint Niilo.

- « Aucun problème, tout est en ordre. »

Elle pose son sac sur la table pour le laisser récupérer ses biens lui-même. Jamais une seule fois elle n’a sorti les enveloppes elle-même. C’est un peu comme si c’était sa façon de s’assurer qu’elle ne toucherait jamais au colis, quoi qu’il arrive.

La manière de revenir utilisée par Six avait toujours été très personnelle, ce qui signifie qu’elle ne te convient guère, mais elle a ses raisons, et tout s’est toujours passé comme prévu. En tant qu’ancien militaire, tu n’as toutefois jamais trouvé rien de plus suspect qu’un sac balancé sur la table comme s’il portait la peste. Appuyé contre le mur offert par la proximité d’une table avec celui-ci, tu termines un verre d’un cocktail sans alcool – toujours – qui te fait regretter ceux de la sulfureuse barmaid qui bossait dans la maison close-cabaret où tu faisais autrefois la sécurité.
Des temps qui même s’ils remontent à quelques années seulement, paraissent aussi surrannés que des photos en noir et blanc déposées dans un coffre poussiéreux, dans le coin de ta tête.

« Merci. Je t’offre un verre ou tu es pressée ? »

Tu adresse un signe à Kelly, celle qui s’occupe du bar ce soir, pour lui indiquer de t’en remettre un autre. Pendant qu’elle s’affaire, tu tires le sac vers toi, plongeant la main dedans tout en regardant autour de toi. Le kraft effleure bientôt la pulpe de tes doigts, et l’odeur du fric sale monte à tes narines comme si tes empreintes digitales étaient pourvues de sens olfactifs.

Depuis le temps que Six travaillait pour Niilo -pas si longtemps donc mais un peu quand même-, elle avait été étonnée par plus d’une chose. Comme le fait qu’il n’avait encore jamais essayé de lui faire changer sa façon de fonctionner. C’était plutôt étonnant que souvent, quand les clients devenaient des réguliers, ils commençaient à oser avoir des demandes spécifiques, des façons procéder bien à eux qu’ils pouvaient enfin se permettre d’imposer pour leur tranquillité d’esprit. Niilo n’avait pas encore tenté et elle se demandait combien de temps ça lui prendrait pour le faire. En particulier parce qu’elle se doutait fortement qu’ils n’appréciaient pas certaines choses. Pour autant, elle ne ferait certainement pas le premier pas. Si au début elle menait la danse le plus souvent pour affirmer son indépendance, elle n’était pas contre les concessions pour le bien des partenariats. S’il ne trouvait pas qu’il devait ouvrir la bouche, tant mieux pour elle.

Assise à la table, elle hésite quelques secondes avant de finalement se décider.

- « J’ai rien de prévu. »

Le sac est finalement ouvert et fouillé par Niilo pendant qu’elle commande son propre verre. Une bière toute simple. Ça fait un bail que de l’alcool n’a pas passé ses lèvres et pour une fois. Une toute petite fois. Elle estime qu’elle a le droit de relâcher deux secondes son attention, et la tension tout court.

- « Faut que tu saches qu’ils étaient pas loin de chicaner sur le prix de... quoi que ce soit. J’ai pris une petite liberté en leur rappelant que quoi que tu fasses livrer... »

Ce qui était absolument toujours du même poids ou presque et ainsi de suite, ce qui faisait qu’elle se doutait de ce qu’elle livrait même sans poser de question.

- « ...absolument personne ne s’était jamais plaint ni n’avait eu de raison de le faire et qu’ils risquaient d’y perdre à jouer les emmerdeurs. »

Et au passage, elle avait un peu menacé de ne plus se charger des livraisons pour eux -pas pour Niilo pour eux- tout en rappelant que quoi que ce soit, il n’y avait probablement pas mieux dans le coin ou alors beaucoup plus coûteux si seulement il y avait. Six pouvait se montrer incroyablement retord en matière de business, y compris celui des autres si ça pouvait lui porter préjudice d’une façon ou d’une autre. Il n’apprécierait peut-être pas l’initiative mais si elle n’avait pas foutu les pieds dans le plat, elle n’aurait sans doute pas été payée correctement à leur niveau, au minimum.

Pendant que Six s’installe, tu achèves de tirer les enveloppes d’un mouvement sûr et sans peur, avant de les glisser dans les poches intérieures d’une veste militaire sans manches en kevlar, pourvue de sa protection dorsale au minimum. L’argent sent d’ici, pèse plus lourd que s’il avait été donné en pièces, pesant et chaud qu’il est de ces affaires risquées, même ici. Tu repousses tranquillement le sac pour qu’elle le reprenne, avant d’échanger ton verre vide avec celui, plein et orné d’un zeste d’orange et d’une petite ombrelle que Kelly te tend, t’offrant la vue de son splendide balcon basané que le mariage ne t’empêche pas de mater.

« Merci Kelly. »

Elle roucoule quelque chose en mexicain, puis te laisse admirer sa chute de reins tandis qu’elle retourne en direction du comptoir. Ton regard glisse alors sur Six et tu acquiesces à ses paroles.

« Tu as bien fait. Si la moindre transaction devient plus compliquée qu’un simple échange d’enveloppe, fais demi-tour. Je me chargerai du reste. »

Non pas que tu aies peur, mais ta tolérance concernant les grosses ventes est bien en dessous de zéro. Un échange est prévu : s’il y a négociation ce n’est plus un échange et il n’a plus lieu d’être. Tu portes à tes lèvres le délicieux breuvage un peu trop sucré à ton goût, regarde rentrer deux hommes d’un certain âge au regard sombre que tu jauges par habitude, si tu ne les connais pas.

Une fois le sac vidé par Niilo, Six le récupère et le balance sans égard entre ses jambes, sous la table. Il ne servira plus à rien jusqu’à la prochaine livraison et un sac n’est qu’un sac. Elle fait gaffe à ses affaires mais pas au point de les traiter avec révérence. Au passage, elle s’amuse du jeu de dévolter de la serveuse et tout comme son boss et client, elle ne se prive pas pour regarder. Elle a toujours été plus mec que nana mais mater n’a jamais été interdit. Très joli.

- « Bien noté. Disons qu’ils étaient juste faciles à convaincre sinon je n’aurais pas insisté. »

C’était pas dans ses règles de conduite de faire ce genre de chose, sauf quand ça menaçait son business. Ce qui avait été le cas. Sa bouteille de bière devant le nez, elle boit une gorgée bienvenue. Elle avait toujours de l’eau avec elle mais un autre liquide était toujours un changement appréciable. Discrètement, Six suit le regard de Niilo grâce à une des pubs qui fait miroir et finit par grogner en se tassant sur sa chaise un peu. Si elle avait eu une capuche, elle l’aurait enfoncé sur son crâne. Y a aucun doute sur le fait que l’ancien militaire a capté l’attitude de Six et elle a pas plus de doute sur le fait que les deux couillons qui viennent d’entrer l’ont vue ou finiront par la voir.

- « T’as refusé le dernier boulot, on peut savoir pourquoi ? »

Bingo.

Six se redresse et se lève, sa bière à la main et son attitude de connasse sur le visage, son autre main dans sa poche arrière sur son couteau tout neuf.

- « Si ton pote et toi vous croyez que j’fais la charité, vous vous foutez le doigt dans l’œil. Sans parler du fait que vous avez violé une de mes règles, toi et ta bande de guignols. Maintenant que c’est clair... »

Elle reste debout, plantée sur ses deux pieds sans faire montre qu’une quelconque peur le temps qu’ils se décident à faire une connerie ou se tirer. Oh, elle est pas à l’aise mais faut savoir camper sur ses positions dans ce métier, surtout quand on donne pas que dans le légal.