Voici venu, le temps, des rires et des chants • Alyosha

Dans un grognement de rage, mon poing s’abat lourdement contre un morceau de bois qui traîne par là. J’ai passé la matinée à ruminer, entre les plaques de tôle et j’ai fini par sortir pour essayer de faire des courses avant de me confronter à la réalité de Slab City: Amazon ne livre pas quand on a pas d’adresse, et l’épicerie n’a pas de lait de coco et d’ananas à profusion. Ça fait chier mais va falloir s’y faire.
Répandant autour de moi une odeur marquée entre transpiration virile et monoï parfumé, je noue rapidement mes cheveux en une queue haute pour essayer d’avoir un peu d’air, en vain. Va falloir qu’Ellroy ramène vite son adorable petit cul, parce que je vais virer dingue tout seul.
J’aurais pas dû être seul ici. Et c’est pas Ellroy qui aurait dû m’accompagner. Du moins pas seulement. Devrait y avoir ses petits pieds à côté des miens dans le sable.

Un rire enfantin me fait sursauter et quand je me retourne, je vois une petite fille, aux yeux bleus, et aux cheveux sombres, poser la main sur le lapin en peluche qui traîne dans mon sac. « Non tu peux pas prendre… Alyosha?!» Je relève les yeux vers le russe, surpris de le trouver ici, avant de baisser les yeux sur la petite silhouette qui me regarde avec des grands yeux déçus. « Me r’garde pas comme ça ma puce… » Y’a bien des choses que je lui donnerais à cette gamine.
Mais pas ça.

La gamine relève ses grands yeux bleus vers son père et serre une autre peluche contre elle. Quel âge a-t-elle exactement? Deux ans? Un an? Est-ce qu’il serait grand comme ça? Est-ce qu’il aurait couru vers elle pour se faire une nouvelle amie, dans ce paysage étrange où les enfants sont plutôt rares?
Mes yeux glissent vers leurs mains qui se serrent et quelque chose que je pensais déjà tout à fait briser se fêle à nouveau dans un craquement silencieux mais qui me frappe les tempes. C’est la petite qu’ils ont eu. C’est leur fille. Je relève les yeux vers Alyosha en haussant les épaules, le regard perdu sur la tignasse brune de la gamine. Aurait-il été brun? Aurait-il été roux? « Oh t’inquiètes. J’ai juste … rien de grave. Qu’est ce que tu fais la? » Est-ce que Niilo est là aussi? Lui qui jugeait le choix de vouloir un enfant dans le Bronx cretin et égoïste, aurait ramené sa fille dans le lieu où vivent tout les rebuts du pays?

La gamine remonte ses grands yeux dans les miens et je fais glisser mon regard sur le doudou. C’est absurde de le lui refuser mais je suis pas capable d’accepter. C’est tout ce qui reste de tangible de l’existence courte et avortée de mon fils. Ça et une petite tortue marquée à l’encre noire dans le style maori, sur mon cœur. « Comment tu t’appelles princesse? Vous avez soif? » Je crois que je pourrais m’asseoir et la regarder parler à son doudou des heures.
Juste pour avoir l’impression de l’avoir retrouver un peu. D’avoir eu la chance de le rencontrer, pour de bon.
Pas sûr une vulgaire photo en noir et blanc où il n’était qu’un tout petit haricot. Si elle n’était pas déjà morte, je buterais Lieven encore une fois.

Des contacts ici. Faut croire que mafieux et militaires ne sont pas si différents parce que c’est à peu près le discours que m’a sorti Pussycat quand je lui ai demandé ce que c’était que cet endroit perdu que le GPS trouvait pas et où j’étais supposé aller l’attendre. Je me demande bien qui ils sont ces contacts. Si je peux éviter de me frotter à l’armée, c’est cool. « C’est un concept de créer un endroit où on réunit tout les gens qui ont des emmerdes je trouve. Ça a un ptit côté bombe à détonateur aleatoire. J’aime bien. » Croyez moi, que j’ai une vague idée de comment la faire éclater la bombe. Au hasard, en disant à Niilo ce qui est arrivé à sa connasse de copine

Je pose les yeux sur la petite tornade qui d’un sourire me fait savoir qu’elle a soif et je hoche la tête. « J’vais vous trouver ça. » Paradoxalement, l’eau est plus difficile à trouver que l’alcool au Boyuyu. On ne peut pas compter sur celle des robinets, et pour en avoir de la potable, il faut l’importer du Mexique. Je finis par trouver une bouteille, plongée dans une glacière ou les glaçons flottent joyeusement en surface et je sers deux verres, l’un plus grand que l’autre, sortant une bouteille de sirop de fraise, des fois que la Minette aurait envie d’améliorer son cocktail.
La question d’Alyosha m’arrache un rire et je hausse les épaules: « J’attends quelqu’un. Chu venu me foutre au vert. Il se pourrait que j’ai quelques emmerdes avec la justice.» Plus d’insigne, plus d’uniforme. « J’avais besoin de changer d’air. Je pensais qu’a mon gamin dans le Bronx. » Je laisse fuiter dans un soupire, les yeux perdus sur les traits de la gamine qui attrape fièrement la bouteille de sirop, en jaugeant son père.

Je ne sais pas bien ce qui s’est passé pour Alyosha et Niilo, mais vu la tête du prince russe, c’était pas joli joli. Il est du genre à toujours ouvrir sa gueule pour parader, et la, c’est tout l’inverse. Je ne cherche donc pas à approfondir le sujet. On a tous nos secrets. Niilo m’en dira peut-être plus, si je le croise.

L’œil attendri, je regarde la petite princesse se faire doser son sirop de fraise avec une précision presque chirurgicale. Elle obtient la juste dose de la part de son père et rayonne de bonheur en portant sa paille à ses lèvres.
C’est simple comme tout, mais c’est sans doute à ça que ça aurait du ressembler si Lieven avait pas été aussi conne. J’ai un rire à sa remarque: « On peut pas dire ça. Un ami, pour qui je bosse et avec qui je… je partage des moments sympa de temps en temps. C’est lui qui m’a parlé de Slab. » Je passe les mots vulgaires parce que la gamine n’est sans doute pas en âge d’en entendre autant.

Alyosha pose une question et j’ai un rire nerveux. Mes yeux restent posés dans le vague, sur la silhouette de la môme: « Tu vois Lieven et moi on était pas vraiment ensemble… un week end je suis parti avec un pote faire de l’escalade et j’ai pas donné de news… quand j’suis rentré, elle était plus là. Y’avait plus rien. Juste le lit de bébé, monté. Plus aucune trace d’elle. Même Niilo savait pas ou elle était. » Ou alors il a menti. Peu importe. C’est fini.