Y’a quelque chose d’dégueulasse, quelque part là-d’dans tout au fond des tripes.
Y’a quelque chose d’dégueulasse, quelque chose qui s’accroche qui l’agrippe jusqu’à ce qu’il supplie qu’on le relâche.
Goût immonde contre le palais, résidu lointain d’un traumatisme enfantin.
Y’a quelque chose d’injuste, dans le temps qui passe et efface leur trace.
Y’a quelque chose d’injuste, quelque chose qui lui donne envie d’lever les poings pour les user contre les murs mal isolés pour attraper quiconque viendrait lui parler.
Jamais s’tourner vers l’passé, qu’on lui a dit lui a répété et souvent il s’est bien débrouillé, petites cases bien ordonnées vouées à s’empoussiérer dans les méandres de ses pensées, au fond à droite sous l’escalier. Mais ces dernières semaines ces derniers mois y’a — quelque chose qui tourne pas rond, quelque chose qui va pas.
Ces derniers mois hier est revenu le chercher et lui a rappelé qu’il pouvait jamais vraiment lui échapper.
Un deux trois quatre cinq six sept Morrison.
Un deux trois quatre cinq six Morrison.
Un deux trois quatre cinq Mor — qui ?
Morceaux définitivement égarés d’une famille qui ne possédait rien, miettes éparpillées au gré du vent et tout ce qui reste à présent c’est lui et les regrets qu’il avait promis de ne jamais éprouver. (C’tout c’que ça t’fait, Saul ? C’est tout ce que ça te fait ?) Il avait quinze ans et il avait serré les dents, tout simplement, frère aîné ni modèle ni réel allié, frère aîné quand même, pilier éphémère le socle a cédé en premier et c’est tout le reste qui s’est écroulé. Il avait quinze ans et il avait serré les dents, s’était installé dans le canapé défoncé aux côtés de la mère éplorée et — il paraît qu’elle s’est envolée sans souffrir sans pleurer. Il paraît que pour une fois elle n’a ni marchandé ni hurlé. Ni gémi ni supplié. Il paraît que c’est lors de sa dernière journée qu’on a découvert qu’elle était capable de dignité.
Le temps qu’il parcoure les quatre mille trois cent kilomètres qui le séparait d’elle, c’tait trop tard pour s’en assurer.
P’tête que c’est vrai, p’tête qu’ils avaient raison. P’tête que les premières années il a oublié de prendre le temps de s’arrêter d’accepter de chialer comme un con. (C’est tout c’que ça t’fait, Saul ?) C’est v’nu plus tard, sans qu’il s’y attende. Il a d’abord cru le voir au coin d’une rue, c’est comme ça que ça a commencé. Il a voulu l’appeler, un soir, avant d’se rappeler que y’aurait personne pour décrocher. Les autres ils avaient bien enregistré, c’est bon c’est digéré, au moment où lui il commençait à peine à capter l’ampleur du merdier.
Toujours en retard, le môme, de ses yeux sombres fixés sur les cercueils des — aujourd’hui il a préféré prendre de l’avance, pour être sûr. Une deux trois quatre cinq six sept et cette fois-ci il aurait pu continuer à compter une deux trois quatre cinq six sept canettes écrasées dix douze quatorze il s’est trainé hors d’la maison délabrée pour ne pas avoir à confronter le regard apitoyé de la colocataire tracassée.
Il a fait courir ses doigts sur le bois bon marché, il s’est détourné et il est rentré. Kate lui a offert un sourire parce qu’ils ne s’étaient plus vus depuis des années, mais ça a pas duré. Pax et Tommy ont échangé des tapes dans l’dos et Kelian a parlé d’tradition à instaurer tandis qu’ils trinquaient à l’arrêt des hostilités, mais ça non plus ça a pas duré. Alors il s’est détourné et il est rentré, gueule à moitié arrachée comme à l’accoutumée, haleine parfum whisky-coca parce que c’était sa boisson de choix.
Ce soir c’est c’qu’il commande au comptoir parce qu’il sait pas ce que Zev aurait pris, lui. Parce que sans doute qu’il lui aurait ri au nez d’vouloir lui rendre hommage d’cette façon-là, parce que y’a qu’lui à être assez con pour penser qu’ça change quoique ce soit. Mais il sait rien faire d’autre, Saul, il a aucune idée de comment on répare ces choses-là. Probable qu’on répare pas.
Et y’a quelque chose d’dégueulasse, tout au fond de son verre, quelque chose qui remue lui retourne les tripes. Y’a quelque chose d’immonde, dans les rires qui éclatent tout autour de lui, les sourires qui le mortifient. Y’a l’injustice d’un deuil jamais terminé car jamais commencé qui s’éveille et qui hurle du fond de ses entrailles quand la vision se fait floue et le pas hasardeux, quand il vient à buter contre un corps malheureux et que les mots deviennent presque empoignades mais — tableau pathétique d’un gosse décidé à s’enterrer avant d’être contraint de se confronter à la réalité, et sans doute qu’il y serait arrivé si on n’l’avait pas jeté. Une seconde et il est prêt à s’débattre à rentrer dans l’tas, une seconde puis la colère s’amenuise et sans elle il est paumé, le môme éternellement révolté. Il titube plus qu’il n’avance en direction de nulle part, c’est c’qu’il pense, la chaleur extérieure lui coupant le souffle un instant, le sable puis le béton le faisant trébucher. Mille éclats de songes qui parasitent la tête remplie d’brouillard tandis qu’il se traine sans but ni raison, si ce n’est celle d’pas rentrer à la maison.
Zev souriait toujours d’travers, coin gauche des lèvres qui remontait se soulevait presque paresseusement, paillettes au fond des prunelles qui reflétaient les siennes. Il a l’même sourire, Saul, la même manière de montrer les dents juste avant de mordre, la même nonchalance désintéressée qui annonce la tempête. Mais aujourd’hui pas un rictus sur le faciès en constellation, pas de pépites dans les yeux ; pas d’tempête non plus, rien qu’un calme un peu hébété, rien qu’un autre c’tout c’que ça t’fait ? qui cogne contre les parois du crâne fatigué. Et il sait pas, lui, c’que ça lui fait, surtout il veut pas savoir. Alors il vacille de gauche à droite de droite à gauche et il se perd, il avance en équilibre au dessus de tout ce qu’il ne veut pas voir, manque de s’péter la gueule manque d’s’écraser en plein milieu des sentiments refoulés. C’est sans doute pour ça, sans doute pour ça qu’certains lui échappent, qu’il se dira plus tard.
C’est sûrement pour ça, ouais, qu’ses pieds le mènent là où il veut surtout pas s’montrer, muni d’une bouteille qu’il se rappelle déjà plus avoir achetée (mais où t’étais passé ?).
Un trois quatre cinq six neuf ceux-là il les a pas comptés pourrait en faire cent il aurait pas su les distinguer (combien de pas pour quatre mille trois cent kilomètres, tu sais, ça ?). Une fois arrivé parce qu’il est là ça y est bien arrivé merci de t’en inquiéter — une fois arrivé il s’demande pourquoi il s’est amené, exactement. Pourtant il le sait pertinemment, enfant attiré par le merdier gamin intenable infernal préférant se damner plutôt qu’accepter de tourner la page. On lui a arraché le bouquin empêché d’s’y agripper et maintenant c’est aux branches qu’il se tient fermement, parties vitales amputées mais peut-être qu’elle — il tombe plus qu’il ne s’assied à l’entrée, cul dans la poussière et tête appuyée contre le mur, et il a l’impression de se briser sous l’impact, l’impression de perdre tout ce qui l’a un jour constitué. Pas fait tout seul mais presque, Saul, allé chercher les miettes de ce qu’il observait ailleurs pour se créer, bouts de lui calqués sur ce qu’il avait un jour admiré, collage incertain d’un artiste au talent plutôt carrément restreint.
Et aujourd’hui y reste plus qu’ce quelque chose d’dégueulasse,
qu'ce goût immonde qui.