Ta vie, ce sont quelques photos sur les murs, parfois même perdues entres deux pages de bouquin. Les bords sont cornés, le papier a été chiffonné, elles ont morflé. Il y a des tâches, aussi bien sur les photos que sur les livres d’ailleurs. T’as jamais compris pourquoi certaines personnes veillent aussi religieusement là-dessus, genre, sorti du magasin. C’est fait pour vivre ces choses-là. Du moins, c’est toujours ce que te disait ta mère quand t’étais môme.
C’est le bout de femme dont la photo est accrochée près de la porte. Elle pose avec ton père. Le cliché est pris de travers, c’est toi qui l’as pris quand t’étais tout gamin. Vous étiez dans tu ne sais plus quelle ville d’Europe. Tes parents étaient funambules, tu aurais dû prendre la relève d’ailleurs. C’est pas que t’aimais pas le cirque. Loin de là, c’était ta famille mais, te balader sur une corde à quelques mètres du sol, ça te bottait pas trop. Non. Toi, tu aimais bien tout ce qui se passait derrière, la préparation, les costumes, les lumières. Surtout les lumières en fait. Tu voulais toujours savoir comment ça marchait. Tes parents se sont saignés pour ça. Et toi, à vingt ans, t’as tout foutu en l’air. Ton petit copain, ton premier grand amour. C’était interdit et puis son père t’aurait foutu dans la cage des fauves pour ça. Il a essayé d’ailleurs. C’est lui qui s’est fait bouffé finalement. T’as jamais regretté ton geste mais t’as dû te barrer, ça te tentait pas trop la prison. T’as été obligé de tout quitter, ta famille et tous ceux qui composaient la troupe. Tu voulais juste vivre pour toi, comme tout le monde, le fait que tu sois obligé de dégager aidant pas mal dans la décision.
Tu t’es démerdé pour monter dans un bateau pour les États-Unis. Cette photo-là, tu l’as perdue, ou tu l’as brûlée par accident, ou on te l’a foutue à la poubelle en prison. Parce que t’en as fais quand même finalement. Pour autre chose. Le karma certains pourraient dire. Tu ne t’en souviens plus vraiment. Le gars battait la chair de sa chair devant toi. T’as jamais vraiment apprécié ce genre de connard. T’avais toujours eu du mal à ne pas réagir quand un fort s’en prenait à un faible et même si tu n’étais pas de taille, tu fonçais. T’y es allé un peu trop fort avec lui, tu voulais le tuer et tu l’aurais fait. À coup de brique tu lui as presque défoncé le crâne. Tu l’as foutu dans le coma et on t’a arrêté puis condamné. C’était bien de vouloir aider mais il semblerait que tabasser son prochain ne soit pas toléré même si le prochain en question est une ordure. Faut reconnaître que t’as toujours eu la moralité aléatoire.
Quand t’es sorti, t’as dû retrouver du boulot. Personne n’avait franchement envie de confier son électricité à un ex taulard. T’as changé de coin du coup, tu t’es fait oublier et t’as cherché à devenir un vrai américain. T’as vite changé d’idée. Pas vraiment enraciné à ton pays natal, tu ne pouvais pas le renier. C’est à cette période que tu l’as rencontrée. Ta future femme. Elle était belle mais cuisinait atrocement mal. Ça n’était pas trop ce qui t’importait. Ton père t’aurait traité de con et ta mère lui aurait collé une claque derrière l’oreille. Tu as retrouvé un boulot et vous vous êtes mariés. Et puis elle a demandé, elle voulait des enfants, un chien, une maison en banlieue. Le truc le plus terrifiant du monde à tes yeux. T’as pas supporté alors t’es parti voir ailleurs. Tu l’as trompé sans même essayer de le cacher. Tu l’as trahie et tu l’as blessée sauf que tu ne t’en es jamais voulu. Ta liberté était plus importante qu’elle. Pendant le divorce, elle t’a insulté, elle a pleuré, elle a frappé. T’es resté droit comme un i et tu as tout signé sans broncher. L’officialisation de ton divorce est encadré dans tes chiottes, c’est dire.
Ensuite, t’as voyagé pas mal, un peu partout. Ton travail d’ingé-son te le permettait et même si t’étais pas stable, t’avais une utilité dans ce pays. On faisait traîner tes papiers parce que t’étais pas fixe mais tu t’en fichais. T’étais heureux comme un pape. Des photos, t’en as un peu partout, dans n’importe quel état. Ça vit, ces choses-là, comme les livres.
Puis un jour, t’en as eu marre de traverser tous ces états et tu t’es cherché un coin tranquille. La Nouvelle-Orléans, c’était joli, diversifié mais ça n’était pas fait pour toi. Tout le monde dit qu’on en sort jamais pourtant. Mais toi, toi, t’as fini à Détroit. Ça avait un goût de chez toi, de ta vie, de ton histoire. Quand t’as visité ton trois pièces, t’as même pas réfléchi, t’as décrété que c’était chez toi, t’as attrapé ton vieux stylo et t’as tout signé. Tes valises, tu les as lâchées dans la pièce principale et tu as dormi à même le sol pendant des plombes, le temps de meubler.
La radio, c’est venu après, un genre de vocation un peu particulière. Tu déversais ta bile ou tu remontais le moral. Puis y a eu un message de tes parents. Tu sais pas comment ils ont fait mais ils l’ont fait. Ta mère était mourante, un cancer, et tu savais que ton père la suivrait dans la tombe. À la vie, à la mort. Ils s’aimaient bien trop pour vivre sans l’autre. T’es resté près d’eux sans craindre de payer pour ton meurtre passé et quand il a été temps, t’as fait ce qu’il fallait pour eux. Ça t’a pris des plombes de tout organiser et puis t’es reparti. Sauf que tu pouvais pas retourner à ta vie alors tu t’en es refait une.
T’es arrivé à Slab par hasard. Un road trip à la con. T’as raté ton bus et le suivant et encore le suivant et ainsi de suite. Y avait un bunker vide sous un bâtiment en train de tomber en ruine près des réservoirs. T’as squatté, tu te l’es approprié, c’est devenu ton chez toi. Tes cendres viennent de s’écraser sur ton journal, t’aimes bien lire les nouvelles du monde extérieur, et un peu dans ta tasse de café vide. T’as la radio qui gueule et tu souris. T’es chez toi partout mais ici, c’est autre chose encore.
- « Baš kao kod kuće. »