"YOU EITHER DIE A HERO OR LIVE LONG ENOUGH TO SEE YOURSELF BECOME THE VILLAIN." (batman, the dark night)
Cinq gosses autour de lui, prêt à lui faire payer le culot qu’il avait eu d’être en vie. Cinq gosses autour de lui en permanence, en hiver comme en été, corps pressés les uns contre les autres pour se réchauffer ou repoussés d’un coup de pied pour tenter de respirer. Un crac suspect et d’un bond il se réveillait, prêt à éviter un coup un verre d’eau froide la pointe d’un ciseau frôlant ses cheveux une flopée de cafards soigneusement récoltés — barrez la mention inutile. Un crac suspect et d’un bond il se réveillait mais il était aussi capable de s’endormir par-dessus le son de la télé les cris les hurlements indignés les disputes les réconciliations renfrognées (pas de mention inutile), bruitages familiers presque réconfortants qui le berçaient tranquillement.
Au fil du temps ça a pas changé, des grincements d’son appartement aux voisins du dessus qui semblaient particulièrement apprécier s’engueuler chaque mercredi à minuit, de la musique classique que Julia aimait mettre à fond chaque matin au silence absurde qui l’avait étreint les premiers mois, d’la sensation d’Gala qui s’glissait dans son lit sans prévenir au claquement du ventilo au bout d’sa vie. Du bruit qu’faisait Curtis en s’affalant dans le canapé défoncé aux mouvements de Dalya quand elle se décidait à ranger la maison qu’il aurait lui-même laissée à l’abandon.
Habitudes bien ancrées après sept mois passés à s’adapter, les réveils en sursaut de plus en plus espacés puisque, en fond sonore, y avait plus rien d’étranger. Cinq mômes remplacés par une grande blonde au sourire qui l’faisait parfois culpabiliser de simplement exister, cinq mômes effacés au profit d’une colocataire devenue fée ménagère constante d’une existence qu’il se plait à bousiller. Alors il rentre sans plus se soucier des règles qu’il s’était d’abord vaguement imposé les premiers jours avant d’abandonner (tiens-toi droit ferme ta gueule fais pas ça). De son pas bien trop souvent hésitant il s’affale s’écrase dans le matelas posé au sol de sa chambre d’enfant après s’être débarrassé rapidement des vêtements devenus embarrassants. On est samedi mais on est déjà dimanche, le soleil bientôt levé quand les paupières se ferment et qu’il laisse le sommeil venir le chercher.
Et il aurait pu dormir toute la journée il aurait pu dormir trois siècles une éternité, de ces heures passées à se retourner repousser les songes indésirables s’accrocher à quelques minutes de trêve apaisée — il aurait pu dormir jusqu’à ce qu’on lui trouve une raison d’se lever si l’insolite ne s’était pas glissé en plein milieu d’la mélodie habituelle, d’la mécanique bien huilée. Crac suspect et ça y est il a sept ans comme hier comme demain (grandir c’pour quand ?), yeux grands ouverts et corps déjà prêt à parer l’attaque extérieure ; y’a le coeur qui s’emballe un peu y’a le souffle qui s’loupe se casse.
Mais y’a rien, dans la pièce exigüe, pas d’gosse malsain pas non plus d’présence maternelle bien décidée à l’trainer l’obliger à lui racheter une bouteille. Y’a rien d’autre que les vestiges du passé toujours affichés sur les murs mal isolés, rien d’autre qu’une voix qu’il entend donc parfaitement et reconnait tout aussi aisément. Sa respiration reprend correctement et il laisse échapper un grognement, s’étirant en s’extirpant maladroitement d’la couverture qu’il s’entête à utiliser par quarante degrés. Dès qu’il est debout il sent qu’il est épuisé, comme à chaque fois qu’il est obligé d’se lever ; dès qu’il est debout il sent son crâne protester, de ces migraines qui le saisissent à chaque fois qu’il a un peu trop abusé. Ca l’empêche pas d’s’avancer, d’pousser sur la porte grinçante pour s’engouffrer dans le salon. Y’a d’abord l’air chaud qui lui fout une claque, réveille la nausée à laquelle il pensait avoir échappé, lui donne l’impression d’suffoquer le temps qu’sa trachée accepte la réalité. Ensuite y’a la silhouette accroupie de Dalya, ses murmures précipités qui le font hausser un sourcil tandis qu’il frotte d’un poing serré l’oeil pas décidé à s’activer. « Non, non, non... » Il s’rait presque amusé, d’la voir si catastrophée, lui qui s’amuse à feindre l’indifférence pour tout ce qui l’entoure et qui, à force, s’en branle réellement. Il s’rait presque amusé si — y’a son regard qui suit les courbes de la syrienne pour finalement s’attacher à c’qu’elle tient entre ses doigts fins. (Il s’rait presque amusé si ça l’avait pas directement concerné.)
Y’a une, deux, trois secondes de latence, prunelles allant de l’étagère aux mains à la grimace dépitée, cerveau embrumé tentant d’remettre les événements dans le bon ordre tandis qu’il franchit les derniers pas qui le sépare du carnage. Une deux trois secondes avant un « putain qu’est-ce t’as fait ? » sans retenue ni douceur, inflexions déjà presque meurtrières, imbécile trop attaché aux maigres biens qu’il a pu conserver. Il s’penche à ses côtés, arrache presque la figurine endommagée pour contempler le désastre : Batman sans bras droit, Batman présent d’puis des années toujours au même endroit. Et c’t’un môme, encore une fois, c’t’un môme dans sa façon d’serrer les doigts et d’s’asseoir par terre, les lèvres pincées et les yeux sombres, son silence comme une punition qui présage rien d'bon.