Ohana means family. || Nina

-On fume pas ici ma grande.

Deirdre, pipe au bec, leva un sourcil fin et clair au dessus d'un regard glacial qui dût mettre très mal à l'aise la serveuse qu'elle toisait puisqu'elle émit un mouvement de recul avec un sourire gêné.

-Ça va je déconne, fais comme chez toi.

Elle préférait ça.
Le short troué et déchiré d’Aidan qui pendait sur les os de ses hanches avec un espoir qu'elles le remplissent un jour ainsi que ses pieds nus foulant le sol indiquaient qu'elle ne s’était pas encore réellement faite au climat hostilement chaud de la contrée. Ses cheveux qui avaient été froissés en un immense chignon ceint d’un foulard n’empêchaient pas sa nuque de ruisseler de sueur. Et pour une fois dans sa vie Deirdre avait mis ce qui ressemblait à un soutien gorge pour ne pas déambuler seins nus. Contrairement à Aidan elle n’avait rien emporté en dehors de son costar de mariage et c'était une erreur.
Du coup elle devait s’habiller comme une femme en empruntant les fringues de la sienne, beh.

Son AK rose sempiternelle pendait dans son dos et lui faisait mal à l'épaule. Il faudrait qu'elle pense à en changer la sangle. Deirdre serpenta entre les tables et les serveuses, et se hissa sur le tabouret disponible au bar, accroupie comme un singe.

-Nina est là ?

Deirdre remarqua automatiquement le pas prudent de Nina qui traduisait sans nul doute la fuite dans laquelle ils s’étaient engagés, Slavenko et elle, et dont elle avait eu des échos pas plus tard que tout à l’heure quand elle était passée le voir pour lui donner les affaires transmises par Yulian, peu avant son mariage dont le voyage de noces les avait menées ici, elle et sa femme. La silhouette féline de Kovacs se dessina bientôt dans le proche de l’arrière boutique, puis derrière le bar. Les lueurs tamisées de ce dernier lui donnait l’air minuscule, fragile. Comme d’habitude. Deirdre ne fit aucun commentaire, parce qu’elle en avait quelque chose de la gueule des gens seulement quand il s’agissait de les buter, et surtout parce qu’elle aurait pu parler, elle, avec sa gueule de squelette et ses fringues qui lui étaient presque trop grands alors qu’Aidan n’était pas exactement un modèle d’armoire à glace.
Elle sentait la lavande, la lessive de sa femme, et c’était sans nul doute ce qui la mettait d’humeur suffisamment bonne pour engager la conversation.

« Yep, tout juste. » Elle épargna à Kovacs une blague à la con du genre je suis le pape et j’attends ma soeur pour aller droit au but. « J’viens de croiser Slavo. Yulian m’a filé des affaires à vous quand il a su que vous étiez ici. Jles ai ramenées. »

Dans ces circonstances on posait normalement une question, mais Deirdre n’arrivait pas à trouver laquelle.

« Qu’est-ce que t’as de bon à siffler ? » s’enquit-elle plutôt.

« Bah j’te cherchais. »

La réponse était plutôt logique, mais Deirdre ne percuta qu’après que la raison de la présence des Kovacs ici impliquait probablement une fuite étant donné les charges qu’ils avaient sur le dos. Si Legence et elle se débrouillaient relativement bien pour serpenter entre les responsabilités des risques qu’ils prenaient, Slavenko et Nina, probablement parce qu’ils avaient cette idée saugrenue de tenir l’un à l’autre et de ne jamais se laisser tomber même dans les pires moments, récoltaient visiblement les éclats de shrapnel de leur dernière guerre.

« C’était l’occasion de faire mon voyage de noces loin de tout. » informa Deirdre, qui chose assez rare pour être signalée, signe qu’elle considérait Nina comme quelqu’un de très proche – le kidnapping aide beaucoup à cet état de fait – s’était résignée à parler d’elle.

Elle leva les yeux sur l’étagère vers laquelle la fragile Kovacs s’était tournée, oscilla entre les différentes bouteilles et ne se sentant pas prise de risque, élit une valeur sûre.
Deirdre buvait uniquement des cocktails réalisés par Aidan.

« Allez balance le sky. »

Rassurée par son environnement qu’elle ne considéra pas comme hostile, Deirdre installa son cul correctement sur le tabouret, laissant pendre ses jambes maigres dans le vide.

« Vous restez longtemps ? »

« Merci. »

Il arrivait à Deirdre de devenir loquace ; la rareté des occasions rendaient ces dernières toutes précieuses et significatives. Nul doute que son mariage en était une ; elle avait un coeur, tout de même. La question de Nina roula toutefois sur le formica usé comme une papillotte de Noël pourvue d’une bonne blague dans son emballage.
Vegas ? Elle avait une tête à se marier à Vegas ?

« Non, non, au Bronx. »

Ca aurait pu être beaucoup plus difficile d’unir deux femmes dans un quartier pareil, mais le passif marital des deux tourterelles leur épargnait l’église – ou plutôt l’église se passait volontiers de ces suppôts de Satan. Deirdre avait été surprise d’apprendre qu’Aidan se contentait de ce quartier mais n’y avait pas fait d’opposition ; elle était suffisamment ravie de devoir s’occuper du budget de la robe de sa femme, et de laisser la sécurité à quelqu’un d’autre.
En qui elle avait fermement confiance, fallait pas déconner.

« Jamais. » refusa-t-elle les glaçons.

Elle pinaillait beaucoup sur l’alcool quand elle pouvait s’en offrir, et sortir avec une ancienne barmaid en chef ne l’aidait pas à baisser ses standards.

« Tu te plais pas ici ? » demanda-t-elle.

Elle laissa de côté les emmerdes qui les clouait au sol du désert ; ce n’étaient pas ses affaires. Ils partageaient déjà bien trop de secrets tous les quatre avec les missions de la BDT.

Le doigt de Deirdre, toujours aussi gris de cambouis et de poudre à munitions, crocheta le verre par l’intérieur et elle en tira son fond épais jusqu’à elle dans un léger grincement. Elle s’en saisit alors, le porta à ses narines tout d’abord pour s’imprégner des effluves, en fit tournoyer le contenu avant de s’en envoyer une gorgée qui enflamma les muqueuses de sa gorge. Elle ferma les yeux, laissa revenir vers elles des souvenirs inventés d’une Irlande jamais connue, et d’autres périodes plus ou moins glorieuses, dans lesquelles elle avait bel et bien mis les pieds.
Ce qui descendit dans son estomac lui fit trouver satisfaction et elle reposa le verre tandis que Nina évoquait sans le dire ce qui les clouait, Slavenko et elle, dans cette ville-campement perdue dans le désert Californien, hostile de ses cinquante degrés estivaux qui rendaient toute terre aride et quasiment impraticable.

« Vous êtes coincés jusqu’à quand ? »

Plus à l’aise, avec quelqu’un qu’elle connaissait et un whisky, Deirdre sortit de la poche minuscule de ce short de fille un paquet de cigarettes froissé à la dégueulasse saveur mentholée. Elle éclata la bille convertible cachée dans le filtre et préleva un briquet dans un de ces pots fourre-tout qui rassemblent les petits objets trouvés en bout de comptoir.

« J’vais repartir mais j’ai du client ici. Du gros client que je vais devoir revenir voir souvent. Si y’a besoin de ramener d’aut’ trucs, j’peux. »

Ad vitam aeternam, amen.
Elle aurait pu se mettre à réciter une prière que Deirdre n’aurait pas été étonnée. Il faudrait vraiment qu’elle aille voir cette fameuse montagne autour de laquelle se regroupaient des sympathisants. Elle aurait probablement plus de chance de tomber sur les partisants d’une secte que ceux qu’elle cherchait pour trouver le repos de l’âme, mais on ne savait jamais tant qu’on avait pas eu les personnes en question devant les yeux. Deirdre fit tournoyer le whisky d’un mouvement de poignet dans son verre et en avala une gorgée.

« Si vous avez un souci vous savez que vous pouvez m’appeler. »

Elle ne s’engagea pas pour Legence qu’elle n’avait pas encore revu. Pour elle la BDT, à ce moment de la narration, pouvait tout aussi bien avoir été dissoute. Quand elle, elle avait eu besoin du phénomène, il avait répondu présent, mais elle se doutait qu’il ne faudrait pas en abuser.
De toute façon Nina ne l’aimait pas, et elle imaginait Slavenko bien trop fier pour demander de l’aide, s’il fonctionnait comme elle.

« Hm, j’ai croisé les Dahl et ils ont un chat. Ils ont même une mioche. »

Elle ignorait comment une si petite chose était encore en vie – et son éthique « un papa une maman » avait encore la dent dure malgré le fait que Deirdre éleve désormais son môme en compagnie de sa femme.

« Dans mon van pour l’instant, je sais pas si on reviendra toutes les deux. Si j’suis toute seule ce sera juste en moto, j’peux dormir à la belle étoile si c’est pour les affaires, j’verrais. On s’est installées à côté de la rivière. »

Elle reposa son verre, s’accouda, bras croisés, sur le formica et se pencha vers Nina.

« Ca se passe comment le business illégal ici ? Personne a su me dire, y’en a pas ou quoi ? Les gens sont des saints ? J’y crois pas. »

« Connaissant le prince russe y’a moyen qu’il ait cassé les couilles pour un minimum de standing. »

Elle roula des yeux, accompagna ce geste d’un soupir blasé. Quelle idée de venir se perdre ici alors ? Quel était l’intérêt ? Si la priorité était de suivre des mecs qui en voulaient à notre peau, est-ce qu’on s’en fichait pas un peu d’avoir du confort ?
Ce mec n’avait sans doute jamais du courir suffisamment pour sa vie, jugea hâtivement Deirdre qui ne connaissait finalement que peu le Russe. Elle connaissait peu tout le monde, et croyez-moi quand on travaille dans l’illégal, moins on en sait, mieux on se porte. Et en fait, Deirdre se portait plutôt bien. Depuis qu’elle était arrivée ici, elle se sentait presque comme une fille sage ; un business qui marche, personne à ses trousses, du fric pour se payer un voyage avec une femme magnifique...Une sainte ! On aurait dit Legence, au féminin. Enfin au masculin. Enfin vous m’avez comprise.

« Ouais j’imagine. » Elle avala une gorgée de son whisky. « Aucun en particulier. Je cherche à refiler des histoires d’armement, comme d’habitude. Mais bon au prix du transport, j’ai intérêt à me trouver de sacrément gros clients. »

Deirdre acquiescça d’un signe de tête lorsque Nina termina de lui expliquer de manière très lacunaire comment il fallait procéder ici.

« Ouais, ça change pas trop du Bronx, je devrais pouvoir m’en sortir. »

Elle regarda tournoyer au dessus de leurs têtes la fumée de sa cigarette agonisante avant de tirer dessus une très longue taffe qu’elle relâcha d’un mouvement de langue sous la forme d’une boule épaisse, presque opaque, qui disparut entre elles. Organisant ses pensées, elle y mit un terme comme elle mit un terme à sa clope en l’écrasant dans le cendrier qui se présentait sous ses doigts. Elle saisit alors la suggestion sur Slavenko au vol, et avala d’un grand trait son verre de sky.

« J’vais faire comme ça. »

S’appuyant sur le bar, elle sauta comme un chat rachitique de son tabouret, et glissa quelques pièces sur le comptoir.

« Garde la monnaie. Merci pour tout. A très vite, j’suppose. »

Elle lui adressa un vague salut, et s’échappa comme un fantôme.