M'interdire c'est m'inciter || Nad

J’ai très rapidement compris que les talons de douze dans le désert c’était pas exactement l’idéal, et il fait tellement chaud que j’ai eu l’idée horrible quelques instants de me couper les cheveux. Fort heureusement aujourd’hui, un vent quoique brûlant s’est levé ; au moins donne-t-il l’impression d’une circulation d’air. Les bourrasques dessinent des arcs et tourbillons de sable au dessus du sol, sachant les petits animaux se terrant dans leurs terriers dans le monde d’en bas.
C’est pas aujourd’hui que je vais trouver de la cryptide, moi.

Pieds nus dans le sable, un talon dans chaque main comme autant d’armes si jamais je viens à croiser quelqu’un d’hostile – pour l’instant c’est pas arrivé je crois – je me dirige vers le cours d’eau, le seul semble-t-il qui traverse cette partie du désert. La rivière ne s’assèche étonnamment pas et elle mène à une plus grande étendue d’eau à l’aspect douteux qui s’appelle apparemment Salton Sea. Les gens s’y baignent gaiement, sans réellement se formaliser des traînées de boue qui s’enroulent autour de leurs mollets et les algues qui viennent se coller à leurs épaules.
La petite citadine que je suis n’apprécie pas beaucoup le projet.

D’ici on a une belle vue sur les montagnes qui coupent l’horizon et se mouchent dans le ciel ; un carnet sur les genoux, j’entreprends d’en noircir les pages d’un croquis de l’environnement pour pouvoir le décrire dans un futur roman. Au bout d’un certain temps je connais la vue par coeur, mais je relève le nez toujours aussi régulièrement des fois qu’un monstre surgirait.
Une ombre passe devant moi.

« Ah, attends, bouge pas. » je m’adresse au quidam qui s’est pointé, finissant ainsi mon trait. « Voilà c’est parfait. Quelle idée le soleil a de bouger pour m’arriver dans la gueule. » je commente par la suite, m’étirant et cherchant mes clopes.

Elle n’a pas l’air du tout ravi de rendre service, mais elle a un petit ton agaçant qui me plaît bien et qui me rappelle moi-même. Je termine de dessiner un bout de la montagne avant de me chercher des clopes. J’en cale une au coin de mes lèvres et fais crépiter un briquet à son bout pour l’allumer dans un souffle de plaisir manifeste. Levant les yeux, je dois rapidement en fermer un, et croyez-moi là tout de suite ce n’est pas la beauté de madame qui m’aveugle, c’est bien ce putain de soleil. Tirant sur ma cigarette, les yeux déjà humides de cette agression lumineuse, je lui tends mon carnet, dont le crayon s’échappe et roule sur le sol inégal.

« Juste ça...Oh putain de crayon, fais chier. »

Je jure, me redresse aussitôt pour aller le chercher tandis qu’il se carapate dans le sable en direction de la flotte où il tombe dans un « ploc » pathétique. Il se plante bientôt dans la vase, et les algues portées par le courant quasi inexistant s’enroulent bientôt autour.

« C’est bien ma veine. » je soupire à travers ma fumée.

Bon tant pis, arrêt du cours de dessin pour aujourd’hui. J’espère qu’une cryptide ne va pas en profiter pour passer, songé-je en revenant me poser sur mon sac de couchage qui loin de me tenir chaud me tient surtout lieu de siège. Je considère la belle plante et son degré de bronzage relatif.

« En vacances ? » je demande.

-C’est un art de famille, je réponds distraitement, le regard fixant quelques instants le crayon comme si par la seule puissance de mes yeux il allait s’arracher de la vase et me revenir ainsi dans la main


Pfrh. Il n’y a que dans les contes que ça se passe comme ça. Je retourne vers mon sac de couchage sur lequel je me laisse tomber très simplement.

-Tu as des techniques de drague très étranges, mais vas y donne.

Oui parfois j'oublie de me rappeler que malheureusement, toutes les femmes de la terre ne sont pas lesbiennes. Je reprends mon carnet et casse la tranche pour qu'il reste à la bonne page. Le vent vient promener sur cette dernière quelques grains de sable en guise d'une chaude caresse qui sur le vieux papier recyclé grincent, donnant à l’objet des aspects de grimoire exactement comme j'aime.

-Il a fait quoi ton cousin pour que tu le cherches ?

J'aurais pas du laisser ma réserve de crayons dans ma tente. J’espère qu'on va pas me les piquer.

-Faramine. Je suis écrivain et j’écris un nouveau livre sur les faits divers et cryptides de Slab City. J’ai eu des infos comme quoi c'était très fourni ici. Pour l'instant je suis un peu déçue, mais j’attends de voir.

« C’est un art comme un autre. »

C’est un art dont nous avons la maîtrise aussi, chacun à notre manière. Ma tante Kylli peut être réellement casse burnes dans sa manière de tout réussir et d’imposer son autorité alors qu’elle, eh bien...ne fait rien de particulier. Elle a juste cette aura étrange qui tourne autour d’elle. Niilo ce n’est pas compliqué, moi non plus...Hm...Fayne et Leif c’est déjà plus difficile d’avoir quelque chose à leur reprocher.
Enfin, nous sommes tous chiants à notre manière, je suppose.

« Ce n’était pas un reproche. » je réponds à propos de ce que j’ai interprété comme une tentative de drague.

Oui je suis en chien, et alors ? Le corps a des besoins.
J’apprends qu’un dénommé Selivan s’est barré pour respecter la tradition chiante de la famille mais qu’il n’aime pas la chaleur, donc il devrait à priori pas s’être caché ici.

« Donc tu es à priori plutôt en vacances pour le moment. » je détermine avec le peu d’éléments que j’ai, telle l’enquêtrice de pacotille que je suis.

Qu’est-ce que tu veux, je suis plus douée pour faire des recherches sur des disparitions cryptiques, pas sur des êtres humains – quoique ma trouvaille de Niilo dans un asile au fin fond de la Russie est encore saluée par ceux qui sont au courant.
Je me décale sur le côté ; la phrase aurait pu être bien plus sexy s’il n’avait pas fait cinquante degrés.

« Je t’en prie. » J’attrape sa cigarette et étends sur mon genou qui se trouve le plus proche d’elle mon petit carnet noirci de crayon. « Les cryptides sont des créatures, des animaux ou même des plantes dont des gens supposent qu’ils existent ou ont existé. Mais personne a pu prouver précisément que c’était le cas. » Je fais tourner les pages du carnet comme illustration. « Le Yéti, le Kraken, le monstre du Loch Ness...tout ça tout ça. »

« Norvège. » je réponds factuellement en lui rendant sa cigarette. « Et toi ? »

Je fronce les sourcils quand je vois qu’elle arrête mes pages et donc mon exposé, impérieusement comme si mon carnet lui appartenait, et j’arrête donc de faire tourner les pages pour ne pas les abîmer. Certaines ont plusieurs années de vie, on le voit au crayon à papier qui s’efface parce qu’à l’époque je ne savais pas encore le fixer avec de la laque, et je ne voudrais pas que les images disparaissent. Même si elles sont vouées à le faire, comme dans la mémoire, encore plus quand on voit la maladresse dont je fais preuve avec un simple crayon.
Enfin mon carnet est bien au sec pour l’instant sur mon genou, et je le laisse à Nadeshda pour qu’elle puisse le feuilleter comme bon lui semble. J’ai plus rien à y faire puisqu’elle m’a pas laissé ses crayons de couleur. Et puisqu’elle ne réclame pas non plus sa cigarette, je m’allonge sur mon sac de couchage, bras passé en travers de mes yeux, et je kiffe un peu ce climat intenable.