Mais t'es invalide des deux mains ou c'est ton kiff de te prendre des murs ? - Rauera

Les flammes dessinent des motifs aux allures angoissantes sur les murs de mon nouvel abris, et je jette un nouveau morceau de bois dans le petit foyer qui crépite dans le calme ambiant. Il ne fait jamais froid ici, en tout cas, pas depuis que je m'y suis installé, mais j'ai pas encore trouvé le moyen d'amener l'électricité, et faut bien bouffer.
J'ai réussi à choper de quoi manger à l'épicerie du centre ville, et les effluves des légumes qui mijotent paisiblement dans le lait de coco me réconfortent un peu. Je sais pas ce que branle Ellroy, mais sur ce coup là, je préférerais que ce soit moi. Mais il n'a pas encore rappelé, et je n'ai toujours pas vu ses jambes trop longues en ville. Peut-être qu'il m'a envoyé pourrir ici, sans projet de me rejoindre, peut-être que j'ai mal compris, peut-être qu'il préférait se défaire d'un assassin. Je saurais pas tant qu'il ne sera pas là, de toute façon.

Alors que je me verse un nouveau verre de rhum, en tirant sur mon cigarillo, un faisceau lumineux apparaît dans le sable. Par réflexe, ma main vient chercher mon flingue à ma ceinture. Je relève les yeux. Une silhouette, toute petite, toute frêle, paumée dans la nuit, au milieu de nulle part.
Un peu comme la première fois où je l'ai vu.
Mais qu'est-ce qu'elle peut bien foutre ici?
Je recrache ma fumée, et soupire, en attrapant son regard qui n'a pas l'air plus vif que le mien. Faut croire que quand on atterrie ici, c'est que rien ne va plus vraiment. - Bah alors? Il t'a encore foutu à la porte? Mais si, vous savez, son connard de mari, celui qui la cogne.
Fin je suppose que maintenant que j'ai buté une femme, je suis mal placé pour juger ceux qui les frappent.

Mon aura de flic me poursuit sans doute. Pourtant si il y a toujours une arme à ma ceinture, elle n’est plus prêtée par l’état de New York. Et le badge? Envolé. En même temps que l’uniforme que j’aimais bien dans le fond. Je suis même pas sur qu’il réussisse à retirer cette tache de foutre qui refusait de partir au lavage. Il en aura vu des corps nus cet uniforme.
Je hausse les épaules vaguement à sa réponse. Ce que je sais c’est que le soir où je l’ai trouvé, elle était seule, à moitié à poil, dans le froid du Bronx, avec des hématomes plein le squelette et des larmes plein les yeux. J’aurais pu en tomber amoureux, avoir quelqu’un à défendre plutôt que quelqu’un à tuer. C’est du passé.

Je relève les yeux vers elle, en crachant une vague de fumée corsée et j’inspire doucement une nouvelle taffe en reprenant finalement: « J’attends quelqu’un. Et toi? » J’attends que Legence appelle, qu’il me dise quoi faire, qu’il me donne un ordre, peu importe. Que j’arrête de tourner en rond. La chaleur ne me gêne pas, l’ambiance non plus, mais la solitude me met face à mes fantômes et j’aime vraiment pas ça.
Je tire la flasque d’alcool de ma veste et la propose à Nina dans un geste: « Tu bois un coup avec moi? » Je suppose qu’à nouvel endroit peut correspondre un nouveau départ, pas vrai?

Kovacs, Alyosha, faut croire que tout le monde est venu se construire un futur ici. Je dirais pas une famille, je sais que c’est pas d’actualité pour le couple Kovacs, et le ventre toujours aussi plat de Nina contribue à me conforter dans cette idée. Je sais pas ce qu’ils foutent ici. Peut-etre que c’est Legence qui en a parlé à Slavenko aussi? « Toute seule? Faut faire gaffe quand tu passes ici. Les voisins sont pas… toujours sur la terre ferme. » Je sais pas si la chaleur contribue à faire monter les junkee plus high que ce qu’ils le sont déjà, mais en tout cas, le type qui habite les tôles d’à côté est vraiment pas un exemple de voisin cordial.

Je la vois hésiter, plante mes yeux dans les siens. Si je voulais la tuer, je passerais pas par du rhum empoissonné. Une balle dans le crâne, comme dans celui de la rousse. Mes yeux se ferment et de rouvrent immédiatement alors que l’image de son cadavre me saute à la gueule. « Quelques jours seulement. J’ai même pas encore vraiment d’endroit où dormir. J’ai récupéré cet abris, le type est parti apparement. » Je désigne le gros amas de tôle derrière moi, qui ressemble pas franchement à une maison mais qui fait l’affaire pour me mettre à l’abris des bestioles. « Et toi? Vous étiez encore dans le Bronx quand j’suis parti. » Quand je pensais encore revenir. Avec mon fils dans les bras. Et plus rien pour me faire chier.

Ça se tient. Je suppose qu’ils ont du perdre de la thune depuis New York. Le fric des Kovacs n’a jamais été un secret pour quiconque fréquentait un peu les cercles mafieux du Bronx. Et Legence m’en a déjà parlé. Je relève la tête vers elle, lorsqu’elle m’annonce ou elle travaille et esquisse un sourire amusé. Avec la mort du petit, et de Lieven ensuite, j’ai perdu les quelques filtres qui me rendaient respectable et je souffle dans ma barbe, avec une franchise déroutante: « L’uniforme doit t’aller super bien. » J’y ajoute un clin d’œil. J’ai rien à perdre. Son serbe de mari peut bien décider de venir me casser la gueule pour des mots qu’il trouve déplacé, ça me fera pas de mal de frapper dans quelque chose. Et puis, je l’ai retourné une fois en arène. Je recommence quand il veut. Mais bon, ça je vais le garder pour moi.

Je hoche la tête : « J’aurais trouvé un antis en dur d’ici l’hiver, le type pourra reprendre son campement. T’as pas entendu parler de plan logement? Sur le campement.» Je suppose qu’il y a des appartements à louer en ville, mais je doute que Legence et moi soyons du genre à vivre dans un petit centre ville plan plan des États Unis.
Non, assez franchement, c’est pas notre genre du tout. J’ai un rire amusé : « Cache ta joie, ça aurait pu être pire. Ton mari aurait pu être renvoyé chez lui avec notre cher président. Sérieux, ça a pas l’air si horrible comme coin. » Je commente en observant autour de moi. A la rigueur, la seule chose qui change du Bronx, c’est la couleur du paysage…« Tu veux manger un truc? J’ai pas encore dîner.»

J’arque un sourcil à sa remarque sur les patins à roulette. Ça doit être cool de travailler sur ce genre de truc. J’ai eu l’occasion de faire quelques descentes de flic en roller à New York, mais c’est pas franchement la même ambiance. Ici, faire du sport semble un peu compliqué. Encore que j’ai aperçu des montagnes pas bien loin…. faut que j’essaie d’aller grimper là bas. « La patronne a l’air sympa en tout cas. Je passerais à l’ocass’ » Je précise avec un clin d’œil. Je tiendrais ma parole. Je les tiens toujours. Même quand je me jure sur ma tête de buter quelqu’un… heureusement pour Nina, ça n’est pas son cas.

Je ne suis pas surpris de l’entendre dire qu’elle n’a pas de plan logement. A Slab comme dans de petits bleds de tout le pays, on a les tuyaux avec le réseau, et s’ils sont arrivés récemment, le réseau reste à construire. « J’vais trouver un truc. J’me suis renseigné sur les bus aménagés, faut juste que je trouve le bus. » La thune, j’ai ce qu’il faut de côté. Faut bien que ca serve d’avoir été couvert de pot de vin pendant ma carrière de flic. Et puis, j’ai pas besoin qu’il roule mon bus, donc ça devrait pas coûter bien cher.
Je hoche la tête, releve un regard sombre vers elle: « Y’a toujours pire Nina. » Je pensais avoir connu le pire. J’ai découvert que l’être humain avait une capacité de résilience phénoménale depuis. « Ben tu sais quoi? On va en ville. Je t’invite au restau. Jte déposerais chez toi après. Ça te va? » Je me relève, éteint brièvement le feu qui brûle devant nous et m’approche de la moto pour lui tendre mon casque: « On a bien le droit d’être un peu inconscient pas vrai? Monte.»

Avant, j'aurais sans doute pu me dire que Nina n'avait pas besoin d'entendre ça. Le truc, c'est que j'ai arrêté de ménager Nina quand elle m'a planté en me disant qu'il fallait qu'elle aille retrouver son mari. C'est tant mieux pour elle, et je n'en garde pas d'animosité. Mais j'ai déjà essayé de la ménager, et ça ne nous a mené nulle part, ni elle, ni moi. Je suppose que c'est ainsi, les vies sont faites de chassés-croisés contre lesquels on ne peut malheureusement rien faire. On s'est croisés au mauvais endroit, dans la mauvaise vie. Tant pis.

Je la laisse se hisser derrière mois sur la moto en lui confiant le casque. Je n'en porte plus depuis un moment, mais je tiens pas à avoir la mort d'une énième personne sur la conscience. Le moteur vrombit, et l'engin soulève le sable sur son passage alors que j'approche doucement de la ville. Autour de nous, la lumière revient, il fait brutalement moins sombre, et le bruit revient. La ville est tranquille, mais les gens y sont plus rapprochés qu'e sur le campement. Je finis par poser ta moto à proximité d'un bar. Le Sleepy Wolverine, ou un truc du genre. - Aller princesse, on démonte! Je lui offre un sourire, plante mes yeux dans les siens et lui propose mon bras en riant: - Si madame veut bien se donner la peine!

Nina s'accroche finalement à mon bras, et je retrouve, dans la prise de sa main fine, sur mon avant bras, la sensation que j'ai eu, ce soir là, en la prenant dans mes bras pour la ramener au Parking. Elle est de ces toutes petites femmes qu'on a peur de casser, alors-même qu'en elles se cachent une ressource vitale assez incroyable. Je ne dis rien. Un simple sourire vient fleurir sur mes lèvres. J'ai presque l'impression que tout va bien. Bien sûr que ça n'est pas le cas, mais c'est d'agréable de le croire pendant quelques instants.

J'avise le bar, et trouve une carte sur le comptoir et j'opine du chef en lui adressant un sourire: - Si madame veut s'donner la peine. C'est moi qui invite. Je ne sais pas exactement ce que je fais, ni pourquoi je le fais. Je crois simplement que je n'ai pas envie d'en vouloir à Nina. Ou alors parce que je sens qu'on a tout les deux besoins d'être un peu insouciant. Au moins le temps d'une soirée.

Je désigne une table, aux abords d'une fenêtre, et commande au comptoir, une assiette de gaufre et un milkshake à la vanille. Je ne connais pas encore bien la ville de Slab City, mais je crois que c'est l'endroit idéal pour oublier un peu qui on est. Et j'en ai bien besoin.