Enjoy the Silence - Slavina

La chaleur descend graduellement le temps qu’on travaille mais la sueur ruisselle sur ma peau, plaque le tissu contre mon dos. Mes cheveux courts gouttent sur le dos à chaque mouvement. Je vire des grille pain, des jerricans percés, des tonneaux éventrés, des morceaux de bois. De temps à autre, je mets quelque chose d’intéressant de côté. Un piquet en métal qui n’est pas rongé de rouille, un panneau en bois qui pourra servir de palissade ou pour fermer une fenêtre. Nina s’occupe de l’intérieur, ce qui me va bien pour avoir le champ libre. Son mutisme qui va croissant achève de me murer moi aussi dans un état silencieux, comme en suspens. Reste à savoir ce que j’attends, quel déclic me fera redémarrer. Peut-être que c’est cette caravane ?

Je m’arrête un instant, à bout de souffl, les mains en sang à force de m'égratigner sur le métal rongé. Malheureusement, ma condition physique n’est plus au top, mon “séjour” entre les mains des hommes de Logan a laissé des traces, et pourtant je recherche plus que jamais mes limites, à chaque fois déprimé de constater qu’elles sont plus faibles qu’avant. Je prends la gourde de flotte pour en boire un peu, en gardant pour Nina que je rejoins pour lui tendre le récipient de métal. “on devrait ramener la tente ici, s’installer là le temps qu’on dégage la caravane.” C'est plus dangereux que là où nous sommes actuellement, à cause d’éventuels pillards, mais comme je n’ai pas l’intention de quitter les lieux, ça résout un peu le problème. J’attends sa réponse et en fonction j’aviserais si je continue de dégager ou si je vais chercher nos affaires.

Je hoche la tête à son ici, sans plus d’explication, je sais qu’elle va percuter après ce que j’ai dit tout à l’heure. Je suis soulagé qu’elle accepte, je ne veux pas bosser pour rien, et je n’ai pas confiance dans le coin. Ni nulle part d’ailleurs, je ne crois pas avoir confiance encore à nouveau, parce que cette insouciance que j’ai eu, qui m’a fait baisser ma garde nous a tout coûté. Je suis devenu prudent à l’extrême à tel point que je bloque à sa question, envisageant les risques. Mais elle a le glock et il fait encore jour. Si je veux profiter du reste de la luminosité, c’est mieux qu’elle aille chercher les affaires. “ok, je vais continuer ici pendant ce temps.” Le regard inquiet, je me retiens de lui dire de faire attention, c’est une phrase bien trop idiote et surtout je devrais la dire toutes les cinq secondes si je m’écoutais.

Je la regarde s’éloigner et je me fais violence pour reprendre mon boulot de déblayeur en essayant de ne pas guetter le chemin par où elle va revenir. Elle en a pour entre trente minute et trois quart d’heure aller-retour je dirais, en comptant le temps pour remballer. Je m’efforce de ne pas y penser, de ne pas regarder la montre au bracelet et au verre cassés dans ma poche. Je dégage un espace assez large pour qu’on puisse mettre la tente tout en étant dissimulé grâce à un mur de machines et de palissades que je dresse en m’assurant de sa stabilité même si le suestado se lève bien que je n’ai pas entendu dire qu’on en attendait durant les prochains jours. J’essaye d'aplanir le terrain le plus possible pour que ce soit moins inconfortable quand on se couchera mais j’ai du mal à faire quelque chose de correct sans pelle ni outil. J’essaye de ne pas penser à ce soir, cette nuit, on fait qu’on sera ensemble alors que j’ai - depuis que nous sommes arrivés - chercher à éviter ces moments de trop grande intimité. C’est assez paradoxal puisque j’ai toujours ce besoin de la protéger, ou au moins d’essayer mais que je préfère aller travailler au Mexique que de passer la nuit dans la tente avec elle. Ce soir, je n’ai pas le choix et j’appréhende, une boule d’angoisse au creux du ventre. Je passe mes nerfs dans le maniement des détritus lourds à virer.

Dieu qu’elle me semble longue à revenir, j’essaye de ne pas m’inquiéter, j’essaye vraiment. Elle a peut-être rencontré Sly en route, ou Sam, elle a finalement plus de connaissances que moi ici, qui me tient en plus volontairement à l’écart, brutalement asocial - alors que dans le Bronx, je ne l’étais pas tant que ça ! Finalement, elle revient, et je suis bien content de faire une pause. Sauf qu’elle est au bord de me faire une syncope, et que je me précipite pour m’assurer qu’elle ne va pas se fracasser la tête au sol. J’ai laissé les jerricans d’eau près du réservoir où on s’est baigné, pensant les récupérer plus tard, puisqu’on allait faire un tour. Des vieux bidons en plastique c’est pas ce qui manquent dans le coin, je n’avais pas vraiment peur qu’on nous les prenne, mais à présent je regrette de ne pas avoir d’autre eau que celle de la gourde presque vide. “Assieds-toi” dis-je d’autorité, déballant un des plaids en batik qui nous sert à dormir. Je l’y fais asseoir, avant de prendre un tee-shirt dans mon sac. J’en imbibe un coin pour le passer, mouillé, sur ses tempes. Je lui donne la gourde “finis là j’irais récupérer de l’eau potable après.”

Pour ça il n’y a pas cinquante endroits, et le plus proche, c’est le Boyuyu qui a un tuyau d’eau qui arrive chez eux après avoir serpenté dans le désert. L’eau qui en sort est bouillante sauf la nuit ou le matin très tôt. A part ça, il faut acheté des bouteilles d’eau, chez Queenie ou chez un ou deux gars qui vivent de ça. “Je fouille dans le sac pour voir s’il nous reste quelque chose à manger, je garde toujours quelque chose, des biscuits secs ou des fruits secs. Je trouve un sac avec une poignée d’abricots séchés et j’en tend un à Nina. “Mange quelque chose” L’hypoglycémie couplée à la déshydratation sont mortelles dans le coin. Quand on est arrivé, une vieille (entendez par là cinquante balais, mais tout le monde vieillit si vite ici qu’elle avait l’air d’en avoir soixante-dix, à quoi je ressemblerais dans dixans ?!!) est morte comme ça, crevée de chaud - littéralement. D’accroupi, je me laisse glisser assis sur le sol, les jambes croisées en tailleur, c’est le moment où on amorce le déclin du soleil. J’avale moi aussi deux abricots, les mâchant consciencieusement avant de les avaler. “Je vais chercher le reste, l’eau et je ramène de la bouffe, d’accord ? Toi repose-toi un peu, tu as trop forcé…” Elle a abattu sa journée de boulot aujourd’hui alors que pour moi c’est encore le début de la mienne. Forcément, même si ça ne se voit pas, je suis “plus frais”.

Je la surveille d’un regard pesant tandis qu’elle boit et mange un minimum. Puis, je me relève et après m’être assuré qu’elle n’allait pas tomber dans les pommes en restant encore quelques longues secondes à en juger, je repars vers la ville avec mon sac que j’ai vidé. Je vais faire quelques courses chez Queenie qui fait un peu épicerie, je prends de ces salades en boîtes de conserve, du pain et de l’eau potable. Je n’achète pas de cigarettes, je sais déjà qu’il me faut économiser si je veux pouvoir me passer d’aller au Mexique la nuit. Je repasse par le réservoir pour récupérer les jerricans d’eau que j’y avais remplis. Elle est brune, mais quand on ne la secoue pas, le dépôt va au fond, et on peut ainsi avoir une eau plus claire pour se “rafraîchir” ou se laver les mains et le visage.

Le temps que je revienne, le soleil a presque disparu, c’est fou comme le soleil tombe très vite ici. c’est l’heure où il va faire moins étouffant. Je préfère vivre la nuit, et dormir - malgré la chaleur - le jour. Je ne sais pas comment Nina fait, le Queenie Dinner n’est même pas climatisé, même s’il est pourvu d’un ou deux gros ventilos, tu parles, à part te balancer de l’air chaud à la gueule, ça ne fait pas grand chose ! Je m’annonce avant de passer la barricade que j’ai monté “C’est moi”, histoire d’éviter de me prendre une balle dans le buffet. Je dépose le jerrican et le sac au sol, non loin de Nina. Je cherche dans les environs quelque chose qui pourrait servir de récipient, une bassine, une casserole. Je trouve finalement un de ces seaux utilisés dans le bâtiment, il est percé mais en le penchant, on peut encore utiliser le fond, et j’y vers donc un peu d’eau. Je me passe de l’eau sur le visage et sur la nuque, avant de laisser Nina faire de même si elle veut. Pendant ce temps, j’ouvre une boîte de salade, qu’on se partage habituellement mais j’en ai pris une deuxième au cas où on aurait - douce folie de le penser - un regain d’appétit. Je la laisse commencer, j’espère toujours qu’elle en mangera un peu plus à chaque fois, mais peine perdue, de toute façon, je ne dis rien, je me contente d’observer et de retenir.

Elle se trompe, je me rends bien compte des sillons que les larmes ont tracé sur ses joues avant même qu’elle ne les efface, mais je ne sais simplement pas quoi dire, quoi faire. Je suis incapable de la réconforter, quels mots pourraient-je bien trouver pour rendre ça supportables ? Je suis persuadé qu’il n’en existe aucun. Je me contente de me rasseoir sur un morceau de drap étendu en débouchant une des bouteilles d’eau potable pour boire, puis remplir ma gourde avec précaution.

Je vais parfois à Mexicali, plus souvent à Calexico, mais au moins je vois à quoi ressemble la ville. Mon premier mouvement est de grimacer, me tendre, c’est trop dangereux. Si elle se fait gauler, les prisons mexicaines sont loin d’être tendres. Mais ça fait plusieurs fois qu’elle en parle, qu’elle insiste, et je suis à bout d’arguments et de résistance. “C’est à une heure trente” Je finis par ajouter, lui concédant implicitement que c’est une bonne idée. Il faut bien qu’on trouve un moyen de gagner un peu plus d’argent. La chaleur arrive dans quelques semaines et on ne sera bientôt plus capable de rien pendant deux mois, hors nous sommes arrivés à la mauvaise saison et sans rien ! “On peut se faire déposer à Niland et de là y a un bus.” Je m’inclus dans le voyage, je ne compte pas la laisser aller seule là-bas, j’ai trop peur. Peur qu’on soit séparé, qu’elle ne revienne pas, qu’elle se fasse prendre, qu’il lui arrive quelque chose. Je suis constamment pétrifié de peur depuis qu’on s'est fait prendre. Une des tortures psychologiques préférés de Logan était de venir me voir pour le raconter “l’état” de Nina. Parfois il me faisait croire qu’elle était morte. C’était plus dur que toutes les tortures physiques qu’il a pu m’infliger. Je ne pose jamais de question sur sa période de captivité, je sais déjà tout. “Je préfèrerais que ce soit après qu’on ait réussi à sortir la caravane pour la mettre dans le campement” Une fois qu’elle sera à la vue de tous, et reconnue comme nous appartenant on ne nous la volera pas..

Je suis soulagé du délai qui me semble plus raisonnable, trois quatre jours, cinq peut-être… J’ai le temps de penser à comment couvrir ses arrières, et comment fuir si ça tourne mal. L’avantage d’avoir été embauché comme passeur c’est que je commence à connaitre pas mal de coin pour rentrer sans devoir traverser la douane. Il faut souvent marcher longtemps, ou escalader, mais ça se fait plutôt bien. “ok, ça ne devrait pas prendre trop de temps, ce n’est si compact que ça autour. Peut-être derrière ce sera un peu plus compliqué, mais de ce côté là ça va, j’ai pas l’impression qu’elle soit enchâssée dans le sable.” Je récupère la nourriture et je me force aussi à manger, sans trop réfléchir, comme j’ai toujours fait en situation difficile. Une bouchée, mâcher, avaler. Indispensable survie. Je lui en laisse un peu pour qu’elle termine, c’est ma technique pour la faire manger un peu plus, second service pour Nina ! Parfois elle le jette, mais je ne m’en offusque pas, j’essaye juste. Je rebois, déshydraté, j’ai l’impression de boire des tonnes de flotte ici et de me dessécher quand même.

“Je vais le faire, repose-toi” Je me lève pour aller remonter la tente, mette les piquets dans le sable dur parce que lorsque le vent se lève ici, elle pourrait être emportée. Je m’aide d’un rocher comme marteau de fortune avant de tendre les tendeurs, et de remettre les tissus dans la tente. Pour la nourriture, il faut bien la ranger dans les sacs. Les boîtes de conserve ça va, ça n’attire pas d’animaux. Je vais jeter la boite vide loin de là où on est. Quand je reviens, je m’affaire à préparer un foyer. Pour le soir c’est bien, ça permet de chasser les moustiques par exemple, histoire qu’on ne se fasse pas trop bouffer. De toute façon, je ne me soucie pas de signaler notre présence. Il est évident que bientôt tout le monde saura ce qu’on fait ici - c’est une petit communauté, tout se sait à une vitesse affolante. Trouver des trucs à brûler ne pose pas vraiment de problème et je fais un petit tas près du foyer (un trou dans le sable entouré de cailloux.

Je m’assieds en tailleur près du feu, me laissant lourdement tomber au sol sans une once de grâce. Je m’occupe à montrer un petit tas de bois et de cartons, de brindilles, pour pouvoir allumer le feu tout à l’heure. Nous n’avons pas vraiment besoin de sa chaleur, la nuit, il fait encore 24 degrés, pour moi c’est largement suffisant. D’ailleurs, je ne l’allume pas tout de suite, je ne fais que monter savamment le feu. C’est une activité que j’aime bien, elle me vide la tête et je n’ai pas franchement envie de penser en ce moment, vu que toutes mes pensées me bouffent de l’intérieur. J’aime bien être en pilotage automatique, le mode survie me le permet, c’est presque reposant ( de ce point de vue là )

Je relève la tête légèrement de coin quand elle me demande, d’une voix dont je perçois toute l’hésitation. Je contrôle mes expressions, réfléchissant aux implications d’un tel changement. “si tu préfères… ce serait peut-être moins dur de travailler la nuit que la journée avec cette chaleur. Et comme ça la journée, tu ne serais pas seule.” Je ne dis pas que je pourrais la protéger, même si c’est que je veux dire. Je n’ai jamais réussi à la protéger, j’essaye mais sans succès à chaque fois, au contraire c’est encore pire. Il ne me reste même pas la vengeance. Je n’ai même plus cette énergie. Mais au moins ne serait-elle plus toute seule dans la tente la nuit pendant que je suis au Mexique.

“De toute façon, comme je travaille la nuit, je crois que c’est mieux si tu peux changer.” C’est la première soirée qu’on passe ainsi, posés ensemble et c’est étrange. D’habitude, à cette heure ci, juste après le repas, je m’en vais en ville rejoindre un des gars qui louent des mercenaires. De préférence Machete, parce qu’il m’a l’air réglo, en tout cas il a cette réputation et il a jamais cherché à m’arnaquer sur les prix sous prétexte qu’une mission aurait duré un peu plus que prévu ou aurait engendré des frais supplémentaires. Si j’allume le feu, je pourrais continuer à déblayer un peu, pourtant, je ne bouge pas. “Tu veux que j’allume le feu ou on attend ?” La réponse n’a pas d’importance en soi, c’est juste, je ne sais pas...faire l’effort de parler puisqu’elle sort un peu de son mutisme ce soir.

Mon tee-shirt commence à sécher sur moi, la sueur s’évaporant, et ça me fait presque frissonner malgré la chaleur. Je me baigne une à deux fois par jour, à mon réveil dans l’après-midi, et souvent le matin avant de rentrer. Toujours quand Nina est absente bien que j’accompagne ensuite aux réservoirs à la sortie de son travail. Ce soir le bénéfice de ces “bains” est vite parti avec le déblayage et notre “déménagement” provisoire. Comme elle ne veut pas le feu tout se suite, je repose les morceaux de bois et je me frotte les mains sur mon pantalon crade.

C’est la première fois qu’elle exprime quelque chose avec une connotation intime qui me fait frémir intérieurement, mon coeur ratant dangereusement un battement. Je dois baisser les yeux une seconde devant cette sensation à la fois si familière et si lointaine, comme un souvenir d’un temps ancien que je dois oublier si je veux survivre. C’est beaucoup trop lié à tout ce qu’on a perdu, j’ai trop espéré, j’ai été trop déçu dans mes espoirs. J’apprenais à nager - dans le bonheur ! - et je me suis noyé, j’ai trop peur de retourner dans l’eau si vous voyez la métaphore ! Mais je sais aussi que je risque de la perdre. Si je n’arrive à donner quelque chose, à sortir de mon marasme, pourquoi resterait-elle ? Mais le déclic ne vient pas, je reste muet à mon tour - bloqué - le coeur battant sourdement avec une désagréable impression de vertige, de peur du vide.

“ok, c’est bien, elle commence pas à 18 l’autre fille ? C’est plus tôt que moi, mais c’est pas grave, ça collera toujours mieux que maintenant de toute façon” J’essaye de lui faire comprendre que ça me va, que malgré mon attitude que je sais distante, je ne la repousse pas, pas volontairement en tout cas. Je tente même d’esquisser un sourire pour soutenir ma phrase. “On pourra aménager le van ensemble comme ça” C’est une phrase douloureuse. C’est le chalet qu’on devait aménager ensemble. D’un geste nerveux, je sors le paquet de clopes dans lequel il en reste trois. Et maintenant deux. Je lui tends le paquet presque vide.

Il y a des chances pour qu’elle finisse avant moi parce que je commence à la tombée de la nuit pour ne revenir qu’au matin, d’autant que j’ai trois heures de trajets purs, aller-retour, pour aller à la frontière. Etrangement, les silences entre nos phrases ne me gênent pas, comme s’ils me permettaient de souffler entre chaque phrase, entre chaque réflexion prudente, me gardant anesthésié. C’est rassurant le silence. Comme elle ne parle pas plus que moi, je n’imagine pas que ça lui pèse. Quand on était en fuite, je parlais plus, mais c’était essentiellement des directives factuelles, très “militaires”. Je mène toute ma vie comme une opération sur le terrain, mettant de côté les sentiments, les émotions pour me concentrer sur l’organisation.

“Je ne sais pas, ça donne quoi maintenant que t’as commencé à vider ?” Je réalise que je n’ai même pas été voir alors je me lève, ma clope allumée à la main. Je me penche pour lui filer le briquet, du bout des doigts. Je vais voir l’intérieur du van, plus grand maintenant qu’elle a commencé à retirer les merdes dedans. Je suis satisfait de constater que c’est plus grand qu’une simple chambre. La caravane se découpe en trois parties distinctes. La chambre, le salon-cuisine, et ce qui devait être la salle de bain-toilettes. “On peut déjà garder la partie chambre et ensuite aménager le reste en pièce de vie. Pour les toilettes, vaudra mieux construire un feuillet dehors, comme au Boyuyu” Une sorte de chiottes comme au temps des western, petite cabane à part pour éviter les odeurs, bien qu’avec le sable, c’est très facile de les limiter. Je me tourne à moitié pour parler à Nina “Si on trouve ou qu’on achète un matelas, ce sera pas si mal une fois nettoyé.” Mieux que la tente et son sol dur, surtout pour les serpents dont je redoute sans cesse les morsures, pour elle comme pour moi. “Peut-être qu’on arrivera à isoler les parois, ou au moins le toit pour que ça chauffe moins la journée, je crois que ça peut se faire…” Je ne suis pas un grand bricoleur, mais je devrais pouvoir y arriver en me renseignant sur comment faire. On n’a pas trop le choix que de se débrouiller par nous même de toute façon ! On peut demander de l’aide, à Slay, Sam, mais ça m’emmerde de dépendre des autres. Certaines personnes ici ont des maisons - je devrais plutôt dire des logements - tout à fait atypiques mais avec plus de confort, une douche avec une cuve, de l’électricité solaire.... On n’en ait pas encore là, mais déjà avoir trouvé ce van est un grand soulagement et une nette amélioration de nos conditions de vie !

“Ca, ça va, je sais faire” Faire un feuillet doit être la seconde chose qu’on vous apprend en campagne dans l’armée… la première étant à ne pas se gourrer de grades - y a des priorités quand même ! “J’imagine qu’on peut, y en a qui l’ont fait, sans eau courante par contre, c’est plus compliqué...il faut trouver un moyen de remplir le réservoir.” Or il pleut trois fois par mois à tout casser ! Perso, pour l’instant, je vais toujours me laver au canal, dans un coin où il n’y a personne, ou presque personne, aux heures auxquelles j’y vais. Je n’ai pas envie d’aller aux douches communes, ni dans un quelconque endroit où il y aurait des gens.

Je hoche la tête et descends du van pour revenir près du foyer, m’installant plus près de Nina, de son côté, et non plus de l’autre côté du feu. Je squatte un bout du batik posé au sol, en reprenant ma position de bonze, jambes croisées sous moi. Avec un soupir silencieux, j’éteins mon mégot et l’ajoute aux autres dans ma poche. Je fume déjà beaucoup moins que dans le Bronx, et j’ai eu un sevrage forcé de trois jours de toute façon. Ici il est plus facile de trouver de l’herbe que du tabac, mais je ne fume plus de drogue, et je n’ai pas non plus touché une goutte d’alcool depuis des lustres. Déjà ils n’ont pas de vodka ici, mais de la tequila, et je trouve ça dégueulasse, et en plus, je ne veux pas m’abrutir. “Humm y a surement des idées à piquer chez les vieux qui sont là depuis vingt piges. Sauf les bouchons de bouteilles de bière collés sur la carosserie, ça non.” Une rare tentative d’humour, peut-être parce qu’elle parle plus ce soir et que je n’ai pas envie qu’elle se mure à nouveau dans le silence.

“Oui c’est bien ça, y a pas vraiment d’autres moyens à moins de tirer un tuyau et d’avoir une pompe à eau. Mais ça veut se placer près d’un point d’eau.” ça demande beaucoup de moyens en l’état actuel des choses. Contrairement à elle, je n’envisage pas de m’installer en ville. Je fuis la civilisation, tout ce qui de près ou de loin rappellerait avant. En ce qui concerne la douche à réservoir c’est faisable sinon, c’est même assez simple avec du matériel de récupération. Ca aussi je sais faire. En fait le bricolage de survie est beaucoup plus facile pour moi, comme monter une palissade en bois façon “scout” ou allumer un feu de camp. La plomberie c’était pas mon truc par contre !

Je sens son léger sourire, je le perçois de cette façon presque subliminale et je me détends imperceptiblement à mon tour. Je secoue la tête “non je ne savais pas que ça existait… Je pensais plutôt à des panneaux de laine de verre comme chez le vieux là...tu sais celui avec son cochon.” Je désigne un coin du tissu sur lequel on est assis. “Si Sly nous laisse ces trucs, on a déjà de quoi tu sais. Un peu de ficelle ou un cable et c’est bon.” Ils appellent ça pompeusement des voiles d’ombrages, mais en réalité, c’est juste un drap tendu pour faire de l’ombre.

C’est assez bizarre de se projeter même à une semaine dans ce projet qui nous condamne à rester ici. En même temps, je n’ai envie d’être nulle part, et ici c’est bien, plus sécurisant que les lieux où on finit par baisser sa garde. L’alliance de Nina est toujours à son doigt, alors que je n’ai plus les miennes. Il me l’a prise de façon à me faire enrager avec ça alors que j’étais impuissant. J’ai toujours ma gourmette par contre, je crois qu’il n’a pas compris ce que voulait dire Moja Dusa gravé dessus. J’ai au moins cette chance d’avoir gardé quelque chose d’elle. (avec mes rangers !)

“Je vais me coucher, je voudrais me lever dès le lever du soleil pour continuer le déblayage avant que ça soit trop chaud. J’allume le feu ?”

Récupérer un peu de sommeil la nuit, quand il fait plus frais, ce ne sera pas plus mal. La journée, je dors peu et mal de toute façon, mes rêves ponctués de cauchemars et ayant du mal à lâcher prise au sommeil. Déjà avant notre kidnapping c’était comme ça, à cause de Johannesburg et tout ce qui en a découlé, mais là c’est pire. Je ne prends de toute façon plus aucun médoc, le sevrage a été brutal, me filant des nausées et des sensations étranges, sans parler des insomnies. Ici, il fait tellement chaud l’après-midi que de toute façon, à moins d’aller se baigner, tout le monde dort, amorphe et la chaleur me fait naturellement somnoler. J’appréhende de dormir avec Nina, et je prends le temps pour allumer le feu parce que je sais qu’elle se change, et j’essaye de ne pas me focaliser là-dessus. Le désir me semble mort, je ne ressens que rarement ce lien qui autrefois enroulait mes reins dès que je la voyais. Les frémissements qui me secouent parfois ont à voir avec l’amour que j'ai pour elle, heureusement intact , mais pas avec le désir.

J’attends et je viens m’allonger près d’elle, tout habillé. Je dors toujours tout habillé, pour pouvoir réagir rapidement, je garde même mes chaussures. Quand on a été pris d’assaut au Chalet, j’étais évidemment nu. La première explosion de roquette a fait exploser un pan de mur et la vitre entre le chalet et la grange, tuant Buba sur le coup. Elle dormait, étendue sur le béton plus frais, en ce jour de beau temps. J’ai enfilé un pantalon - celui que je porte - et mes rangers, sans les lacer avant de courir chercher un M16 dans la réserve. Nous n’avons pas tenu longtemps, en toute franchise. Il nous a même été impossible de fuir. Je ne dors plus nu depuis, et même pour le baigner, je suis en tee-shirt et caleçon, mais ça c’est un autre débat.

Nina a un des tee-shirts que je mets de temps à autre, un de ceux qu’on a volé dans une maison isolée à une famille. C’était juste avant qu’on ne manque de se faire attraper, et qu’on ait la chance de tomber sur Nick. Il nous a amené ici dans son van de snowbird avant de continuer sa route vers la Californie et Los Angeles, se tapant le détour pour nous mettre à l’abri, en quoi je lui serais toujours reconnaissant. Peut-être que j’aurais pu appeler Lorenzo, mais j’ai vu Goran pour moi et franchement, je n’ai envie de mettre Lorenzo et sa famille en danger.

Je m’étends sur le dos comme un gisant, les bras croisés sur la poitrine, douloureusement conscient de la présence de Nina à côté de moi. Je ne suis pas sûr de réussir à dormir, les pensées tournoient mais je les bloque. Je déglutis, finis par rouler sur le côté pour la regarder. Elle a bossé toute la journée, elle doit être plus fatigué que je ne le suis, et je la regarde toujours quand elle ne sait pas que je le fais.

Je ne la blâme pas, je ne lui attribue rien de ce qui est arrivé. J’aurais du être vigilant, et cette faute je la prends sur moi, j’ai toujours eu la responsabilité de la protéger, et ce rôle a toujours été mon choix de l’endosser, dès le premier jour quand demander à Ivo de me laisser la “corriger” parce que je savais déjà que je ferais tout pour lui éviter le pire. Seulement j’ai été négligeant, trop optimiste aussi. Je n’ai pas écouté mon instinct et on le paye au prix fort. Elle a toujours supporté mon passé et mes déboires, je ne vois pas en quoi c’est différent, si ce n’est que cette fois, je n’ai pas su nous éviter la dégringolade (pour ne parler que de ça).

Je croise son regard qui se mouille, ce qui bloque ma respiration plusieurs secondes. C’est très compliqué pour moi de gérer mes émotions, ça l’a toujours été mais c’est encore pire qu’avant. Elle pose sa main entre nous dans un geste lent, explicite. Je me crispe, lutte, hésite. Avec une lenteur infinie, je me risque à poser ma main sur la sienne, à plat. Rien que ça. Je ne pense pas l’avoir toujours consciemment ou sans raison autre que la soigner - ou comme tout à l’heure, dans un geste “utile” -, depuis notre fuite. J’en éprouve de la honte bien sur, je sais que je fais mal les choses, mais je n’arrive pas à gérer différemment. Pour une fois, je dérobe pas mon regard, peut-être que la pénombre m’aide en ça. Mes pupilles dilatées noircissent mon regard encore un peu plus. Je cherche à apprivoiser la douloureuse sensation qui s’apparente à la douleur d’une perte - ce qui n’est pas étonnant vu qu’on a laissé derrière nous tous nos rêves. C’est encore plus douloureux parce que j’apprenais tout juste à le faire - rêver et croire en l’avenir.