Enjoy the Silence - Slavina

Les secondes qui s’égrènent avant qu’il ne bouge me paraissent si longue que je crois mourir. Je sens comme un poids qui soudain oppresse ma poitrine, et je crois que je suis à deux doigts de suffoquer quand enfin il pose sa main sur la mienne. Un choc électrique douloureux se propage dans mes nerfs, et étrangement à la tristesse profonde que je ressens constamment se mêle soudain un sentiment inattendu de soulagement intense. Je réalise que j’étais persuadée qu’il feindrait de ne pas avoir compris mon geste, qu’il se tournerait, fermerait les yeux, ferait semblant de dormir ou détournerait mon attention. Mais il accepte le contact et je reprends brusquement mon souffle dans un hoquet douloureux, presque un sanglot.

D’ailleurs quand je cligne des yeux, une larme roule sur ma joue, mais je ne fais pas le moindre geste pour la chasser. J’ai peur que bouger ne le fasse fuir. Le pire, c’est que je n’attends pas de lui qu’il se montre fort pour nous deux, qu’il me réconforte en me disant que ça va aller, parce que je ne crois pas que ça va aller. Je sais déjà que ça n’ira pas. J’ai seulement besoin de sa présence et de son contact, on ne peut pas avoir tout perdu et se perdre l’un l’autre, ce serait trop cruel. Je voudrais parler mais comme toujours depuis qu’on s’en est sortis, les mots restent coincés dans ma gorge, formant comme de douloureux noeuds de sanglots prêts à éclater. Mes doigts se referment sur les siens et dans un élan qui me paraît presque héroïque tant le geste m’est difficile, je m’approche encore. Sans un mot, je baisse la tête pour poser mon front contre son torse, nos mains toujours liées. Je ne fais rien d’autre que ça, je ne m’attends pas à ce qu’il referme ses bras autour de moi, en réalité je n’attends rien. Je me contente de fermer les yeux et de humer son odeur, essayant de me convaincre qu’il est bel et bien là, avec moi, quand j’ai été si douloureusement conditionnée à le croire mort.

Je ne m’attends pas du tout à ce qu’il me prenne dans ses bras, en revanche je dois admettre que j’ai peur qu’il me repousse. Heureusement il ne le fait pas, il n’a pas non plus le moindre mouvement de recul et ça me permet de respirer un peu mieux. Un frémissement me hérisse l’échine quand sa main glisse sur mon épaule, dans une caresse aérienne, qui serait presque imperceptible si je n’étais pas tant à l’affût du moindre de ses mouvements. Le lien charnel entre nous me manque cruellement, et je ne parle pas du tout de sexe, vraiment pas, je crois bien que tout désir est mort chez moi aussi. Non, je parle seulement de sa façon de caresser mes cheveux, de glisser le bout de ses doigts sur ma joue, de poser sa main sur ma nuque dans un geste qui me revendique. Cette façon si particulière de me toucher qui me donne toujours l’illusion de la sécurité, peu importe où nous sommes. Chaque jour qui passe, j’ai l’impression qu’on s’éloigne un peu plus, et je sais très bien comment on fonctionne tous les deux. Si on laisse la situation en l’état, les choses vont empirer, et bientôt la distance entre nous sera un fossé si profond qu’aucun de nous deux ne pourra plus jamais le franchir. Je ne veux pas en arriver là, il est tout ce qu’il me reste, la seule raison que j’aie encore d’avancer, de continuer à tenter de survivre. Je n’ose pas bouger plus que ça, ni même rompre le silence. Je sais déjà que je ne suis pas prête de trouver le sommeil mais j’aimerais passer la nuit ainsi, contre lui.

Je ne cherche rien de plus et je ne bouge pas, en fait même le fait de devoir me concentrer pour rester parfaitement immobile est plus facile que de dormir seule. J’ai vraiment du mal à croire que je sois tant soulagée de simplement être avec lui, je crois que je ne réalisais pas bien à quel point les nuits m’angoissaient, je me suis fait une raison… Mais avec sa présence à mes côtés, je mesure soudain toute la différence, dans mon attitude, dans les pensées qui me traversent aussi. Moi aussi je bloque les pensées trop douces, les souvenirs de notre vie passée, parce qu’ils sont trop douloureux à encaisser. Mais contre lui je n’ai plus si peur. L’angoisse est toujours présente, je ne me sens pas en confiance ou à l’abri, mais ma plus grande crainte est d’être une nouvelle fois séparée de lui. Tant que nous sommes ensemble, je gère bien mieux mes émotions. D’ailleurs je ne fais pas de crise de panique, alors que ça m’arrive toutes les nuits. Il ne le sait pas, je ne le lui raconte pas, mais vu mon tempérament peut-être bien qu’il s’en doute… Je ne crois pas qu’il m’ait déjà vue faire une crise d’angoisse, il a veillé mes cauchemars, oui, mais une crise de panique en étant éveillée… Je crois que ça ne m’est jamais arrivé en sa présence.

Moi aussi, je finis par somnoler, et pourtant je reste consciente de ses mains qui se déplacent sur ma peau. Chaque nouvelle parcelle explorée est une victoire, même si ses gestes sont légers et hésitants. Heureusement il ne s’aventure pas à des caresses trop intimes, là je crois que ce serait une autre histoire. Dans la nuit, je me niche plus franchement contre lui, mes doigts accrochant son tee-shirt, mon visage enfoui contre son torse pour que son odeur envahisse tout mon univers. Je m’éveille quasiment instantanément lorsqu’il sort de la tente, je ne suis pas assez sereine pour dormir profondément, et je guette les moindres bruits sans trop oser bouger. Comme il ne revient pas sous la tente, je finsi par me redresser pour passer ma tête par l’ouverture en me frottant les yeux. Mon coeur se met à battre un peu plus fort quand nos regards se croisent, comme à chaque fois, et je demande d’une voix légèrement ensommeillée : Tu sais quelle heure il est…? Avant de tendre la main pour demander silencieusement la gourde.

Je vois son regard changer, s’illuminer presque lorsqu’il le pose sur moi, alors que depuis que nous sommes arrivés ici il a tendance à fuir le mien et à se fermer dès qu’on est trop proches l’un de l’autre. Une ébauche de sourire se dessine sur mes lèvres et je secoue doucement la tête face à ses excuses. C’est rien, t’en fais pas. Comment aurais-je pu continuer à dormir alors qu’il n’était plus avec moi ? Je ne dors pas vraiment quand il est en mission, j’attends seulement qu’il rentre. Je bosse, oui. Je vais demander à changer mais je ne sais pas quand est-ce que ce sera effectif. L’organisation est un peu… intuitive, je dirais ? Elle peut très bien me proposer de commencer dès aujourd’hui -auquel cas j'enchainerais le service de jour et celui de nuit, ne rêvez pas- ou bien la semaine prochaine, je n’en sais rien. Je comprends qu’il veuille continuer à bosser mais moi aussi, je me sens un regain… Peut-être pas d’énergie, mais d’envie en tout cas, suite à la nuit passée près de lui. Je hoche d’abord docilement la tête pour disparaître de nouveau dans la tente, je profite qu’il n’y soit pas pour me déshabiller. Je troque son tee-shirt contre une robe légère, je n’en possède que deux et je les lave régulièrement pour tourner malheureusement, et mes sandales.

Quand je ressors, en pensant bien à refermer la toile derrière moi pour qu’on ne se retrouve pas avec des bêtes dans nos affaires, j’ai ma besace sur le bras. Je vais faire un tour rapide au campement, je reviens vite, d’accord ? Je n’ai pas encore pu charger mon téléphone alors je ne pourrais pas le joindre, mais honnêtement à cette heure je pense que je ne crains rien. J’attends qu’il se détende, au moins un peu, pour partir.

C’est bien plus agréable de marcher si tôt le matin, il ne fait pas encore trop chaud et je me sens en meilleure forme qu’hier, même si ce n’est pas encore ça. Je me dirige directement vers le Boyuyu, ce n’est jamais fermé à clé et Sam m’a expliqué comment ça fonctionnait. Je sais qu’ils ont de quoi faire du café, ils ont pas mal de matos d’ailleurs dont un groupe électrogène qui fonctionne à l’énergie solaire. Je prépare donc du café une fois sur place et j’en remplis ma gourde vide, sans crainte qu’il refroidisse de trop vu le temps… Ensuite je fouille sous le comptoir et je trouve des biscuits, ceux qu’on trouve chez Queenie je crois bien, j’en prends juste assez pour nous deux tout en me promettant de passer après mon service remplacer ce que j’ai pris. C’est comme ça que ça fonctionne, je ne tiens pas à juste me servir. Je regagne ensuite la tente, sans me presser de trop pour ne pas tomber dans les pommes, et j’agite doucement mes trouvailles pour attirer l’attention de Slavenko, qui s’est déjà mis au boulot. Une pause petit-déj’, ça te dit..?

Je ne suis jamais trop sûre des réactions qu’il peut avoir, et je suis agréablement surprise qu’il accepte de déjeuner. C’est la première fois depuis des lustres qu’on a l’occasion de partager ce moment ensemble, et ça me semblait important. D’ordinaire je ne déjeune pas le matin non plus, je me contente d’un café en arrivant au dinner. Je sais bien qu’on ne retrouvera jamais ce qu’on a perdu, mais notre quotidien ne peut pas être fait que de luttes, je n’ai plus la force pour ça. J’ai besoin de partager ce genre d’instants avec lui, quand bien même ils semblent dérisoires. A mes yeux le mode survie n’a de sens que lorsqu’on a encore quelque chose à sauver, et nous avons tout perdu, la seule chose qu’il me reste, c’est lui. Je n’aurais pas tous les jours le courage d’aller vers lui comme je l’ai fait hier soir, ni de prendre des initiatives comme ce petit-déjeuner somme toute assez ridicule, mais puisqu’aujourd’hui je m’en sens capable, j’en profite.

Je lui souris faiblement et m’installe en tailleur à même le sol, vérifiant seulement sur quoi je me fous. Désolée, j’ai pas de tasses. Je n’ai pas trouvé de gobelets en plastique et ils ont bien de la vaisselle au Boyuyu mais je n’ai pas osé la prendre, je ne voulais pas abuser. Au Boyuyu, ils ont pas mal de trucs en fait… Il faut juste que je remplace ce que j’ai pris, j’irais ce soir en sortant de chez Queenie. L’important n’est pas forcément de remettre la même chose, c’est juste d’apporter quelque chose, de contribuer à ce que les placards ne soient jamais vides, si on veut. J’ouvre la gourde pour boire quelques gorgées de café avant de la lui tendre, prenant moi aussi un biscuit pour ne pas rester le ventre vide. Je n’ai toujours pas d’appétit mais je me force à manger, j’apprends à le faire en tout cas. Il faudrait qu’on aille à Niland ou ailleurs, ce serait bien de trouver une voiture… On pourrait explorer les alentours, pour trouver du matos ou… Tu sais y a peut-être ces trucs-là, comment ça s’appelle ? Je fronce les sourcils en triturant mon biscuit. Les encombrants ? Ce qu’on trouve dans la décharge n’est pas en bon état, mais dans un coin un peu moins paumé que Slab City, on pourrait trouver des choses bien plus utiles je pense. Et j’aimerais bien parvenir à chourrer quelque part des conserves ou ce genre de choses, histoire qu’on ait à bouffer pour un peu plus que la journée…

Je hausse les épaules tout en récupérant la gourde. Sans doute, oui. Pas à Slab City, ça m’étonnerait beaucoup, mais dans les villes les plus proches, probablement. Disons juste que j’essaie de trouver une solution parce que le van sera bientôt entièrement vide et que le meubler sans avoir un dollar pour le faire me paraît assez compliqué. Et malheureusement, je peux voler beaucoup de choses, mais je ne suis pas sûre de pouvoir par exemple voler un matelas ou une table en passant inaperçue. Le salaire versé par Queenie n’est pas très important et il nous faudrait économiser durant des mois avant de pouvoir espérer en faire quelque chose de correct. Je ne sais pas si j’ai envie de dormir des mois durant à même le sol, en quinze jours passés ici mon dos a déjà pas mal morflé et j’imagine que celui de Slavenko aussi !

Une fois de plus, il refuse Niland et je soupire parce que le côté mexicain, c’est beaucoup plus loin, il faut déjà pouvoir s’y rendre, c’est ça le problème. Mais je ne proteste pas, d’autant que je le vois qui s’assombrit sans que je comprenne bien pourquoi. J’ai l’impression que ça l’agace, que ça le dérange alors que je ne fais rien d’autre qu’émettre des propositions pour rendre notre quotidien un peu moins difficile à supporter. Il m’a fallu trois-quart d’heure pour lui ramener du café et le voir écourter le petit-déjeuner de cette façon me peine vraiment, parce que c’est la première fois qu’on avait l’occasion de partager ce moment ensemble. Je regrette soudain mes efforts et je sens que les réticences que je commençais tout juste à essayer d’abandonner reviennent en force. Je n’ai même pas envie de pleurer, je reste seulement immobile et silencieuse quelques secondes pour tenter de verrouiller de nouveau les émotions. Je ne sais pas à quel moment j’ai eu la naïveté de croire qu’on retrouverait un semblant de lien ou de complicité. Mâchoires crispées, je me lève à mon tour, il s’est de toute façon déjà remis à bosser, et je vais dans la tente chercher mes affaires pour la journée. Je vais aller prendre une douche avant d’aller bosser. A ce soir. Je vais toujours chez Queenie un peu en avance pour me changer, mais là il est encore tôt, je ne commence qu’à neuf heures. Cela dit je n’ai pas envie de rester ici, alors je ramasse ma besace, lui abandonne la gourde de café qui ne me fait même plus envie, et je pars en direction de la ville.

Il est encore tôt et je fais un détour par les douches communautaires tant redoutées, mais j’ai vraiment besoin de me doucher. Il me reste du savon solide et au moins les réservoirs chauffant au soleil toute la journée, je ne peux pas vraiment me plaindre que l’eau est froide. Je me douche très rapidement, on ne pourra pas dire que c’est moi qui vide les réservoirs d’ailleurs, parce que je supporte assez mal d’être nue sans pouvoir tenir un flingue ou me mettre à couvert. Comme à chaque fois, je galère à me laver les cheveux parce que le savon ne mousse pas particulièrement bien, et c’est tout autant la merde à rincer. Je me sèche rapidement et je file de là pour aller laver mes affaires, à savoir l’un des deux uniformes de Queenie -j’ai enfilé l’autre-, ma robe de ce matin, le tee-shirt dans lequel je dors et la seule serviette que j’ai. Je fais sécher mes fringues derrière le Queenie, où je sais que personne ne me les volera, et je peux vérifier de temps en temps qu’ils sont toujours là.

Queenie est d’ailleurs déjà là lorsque j’arrive… Et je ne lui parle pas de mon éventuel changement de service. En fait après les quelques heures passées avec Slavenko, je ne suis plus certaine que changer soit une bonne idée. Il est évident qu’il me fuit autant que possible et que rester avec moi est une épreuve pour lui. Je ne serais pas capable de supporter ça tous les jours, nos regards fuyants, nos conversations avortées parce qu’on n’ose pas se parler. Au moins à ne le voir que quelques heures par jour avant qu’il aille bosser, je n’ai pas le temps de ressentir cette déception immense, ce trou béant dans ma poitrine parce qu’on s’évite si fort que j’en viens à me demander pourquoi on s’en est sortis. Il n’a pas réagi hier, quand j’ai dit que je voulais seulement être avec lui. Je ne crois pas qu’il veuille être avec moi, je pense que ma présence à ses côtés est une douleur, une épreuve plus qu’autre chose et je n’ai pas la force de m’imposer. Je ne suis pas sûre non plus d’en avoir envie. Heureusement ce matin il y a du monde au dinner et j’ai suffisamment de choses à faire pour ne pas me focaliser sur ces pensées déprimantes.

Je ne prends pas vraiment de pause à midi pour manger, je me contente de choper un sandwich dans le frigo -on a le droit de se servir pendant le service à condition de ne pas abuser- et de le grignoter distraitement tout en bossant. Dans les moments d’accalmie, le dinner n’est pas toujours rempli, j’en profite pour nettoyer un peu parce que ça se salit à une vitesse ahurissante, je crois que c’est le sable que les clients ramènent de l’extérieur avec leurs chaussures crasseuses. Il y a un rush de monde aux alentours de seize heures, quand il fait vraiment trop chaud à l’extérieur et que les gens viennent ici pour profiter des ventilos, des boissons fraîches et du fait que la salle soit à l’ombre à cette heure-là. C’est toujours trop chaud pour moi, mais moins qu’en extérieur malgré tout. Les vieux qui jouent aux cartes arrivent à cette heure à peu près, et cette fois j’en profite pour discuter un peu avec eux tout en leur servant à boire et à manger. J’apprends donc qu’il y a bel et bien les encombrants, pas ici mais déjà à Niland, et que contrairement à ce que je pensais on peut avoir de belles surprises dans la décharge. Certains slabbeurs qui se tirent se débarrassent de choses en pas trop mauvais état et ils les foutent là parce qu’ils savent que ça servira à quelqu’un d’autre. Pour l’électricité, je l’avais déjà remarqué, mais ils fonctionnent tous aux panneaux solaires. En même temps ici, c’est le genre de truc qui fonctionne à fond toute l’année, vu qu’il doit pleuvoir trois jours par an. Les seuls à avoir l’eau courante, si on peut dire ça, sont ceux qui se sont installés près du canal. Et je me fais la réflexion d’ailleurs qu’après tout on peut bien foutre notre van n’importe où, ce serait sans doute plus pratique de se coller près d’un point d’eau.

Je suis en train d’essayer d’échapper à une partie de cartes forcée quand la porte s’ouvre sur Slavenko. Je ne pensais pas qu’il viendrait me chercher, d’habitude je le rejoins au campement et bon, vu son comportement ce matin, je ne m’attendais même pas forcément à le voir aujourd’hui. Je m’excuse dans un sourire auprès des vieux qui ronchonnent mais la relève est arrivée alors ils se rabattent sur l’autre serveuse. Je rejoins Slavenko au comptoir. J’ai terminé. Tu veux boire un truc ?

J’acquiesce et récupère un Coca dans le frigo, pour l’eau on a le droit de se servir comme on veut, pour le reste je le note juste sur le registre, Queenie fait le décompte à la fin de la semaine et c’est directement pris de mon salaire, je trouve ça plus simple de cette façon. De toute façon voler quelque chose ici est compliqué, elle plaisante pas quand elle tient l’inventaire. A sa proposition, je hausse légèrement les épaules, l’endroit m’importe finalement assez peu. Si tu veux. Je vérifie que je n’ai rien laissé traîner, et je récupère mon téléphone en train de charger, ainsi que mes fringues à présent parfaitement sèches dehors. Je fous le tout dans ma besace, terriblement pratique il faut bien l’admettre, et je suis Slavenko hors du dinner.

Ah, tiens, au fait. Je fouille pour trouver un paquet de cigarettes dans lequel il reste cinq clopes et je le lui tends. C’est un routier qui m’l’a filé parce qu’il avait pas de quoi payer le café. Et comme ce ne sont pas des dosettes mais une cafetière et qu’en plus on fait payer le même prix peu importe la taille de la tasse, je peux offrir le café sans mal. Je mets mes lunettes de soleil et je me fais une nouvelle fois la réflexion qu’il faudrait que je m’achète -ou que je trouve- un chapeau et de quoi me couvrir les épaules, je suis surprise de ne pas avoir encore chopé d’insolation ! Parfait, c’est cool qu’il nous file un coup de main. J’ai moins de scrupules que lui à demander de l’aide parce que j’ai compris que ça fonctionnait comme ça ici, quand on vit en-dehors du système, faut se serrer les coudes, et on aura l’occasion de rendre la pareille à ceux qui nous rendent un service. Pour les réservoirs, par exemple, y a plein de vieux qui sont ravis de nous filer leur pick-up pour aller les remplir si on remplit les leurs au passage, ça leur évite de se déplacer. J’ai parlé avec les types que j’te disais. Le mieux ce serait de se mettre près du canal. Trouver un coin où y a pas trop de monde, mais ce serait vraiment pratique. Déjà pour remplir les réservoirs et puis plus tard si on veut trouver un moyen d’foutre une arrivée d’eau ou quelque chose dans le genre. Bon, en soi je ne crois pas tellement à la seconde option, mais mieux vaut prévoir, non ? Reste à savoir si on se met plutôt au Nord ou au Sud, et de quel côté du canal aussi. J’aurais tendance à dire : allons là où il y a le moins de monde possible.

C’est ridicule comme attention, de lui trouver des cigarettes, surtout quand on sait qu’avant tout ça je l’encourageais à arrêter de fumer. Mais je ne sais pas, c’est une façon de lui montrer que je pense à lui ou… J’en sais rien en fait. J’ai déjà connu des galères étant enfant, mais c’est la première fois que je connais le manque de tout, j’imagine que c’est bien moins nouveau pour Slavenko qui lui a connu la guerre… Et je suis triste parce que je n’ai pas envie qu’il subisse ça une seconde fois. C’est assez terrible de devoir faire attention à tout, ce qu’on mange, ce qu’on boit, de devoir laver ses fringues tous les jours parce qu’on n’en a pas d’autres. Et encore on s’en sort bien par rapport à sa jeunesse, on ne craint pas de voir un bâtiment exploser à côté de nous à tout moment. De ce côté c’est bien. Pour le Nord ou le Sud si ça t’es égal on ferait peut-être mieux de voir en fonction de l’emplacement qu’on trouve. Le coin où il y a le moins de monde, où on est le plus à l’abri… Si par miracle on trouvait un coin d’ombre, il y a malheureusement fort à parier qu’il soit déjà pris d’assaut, soit par un van ou une tente, soit par ceux qui viennent s’y baigner et échapper à la chaleur.
Je le suis en buvant quelques gorgées de Coca frais, qui me font un bien fou, le laissant comme toujours choisir l’endroit où on se pose. Je sais qu’il le fait toujours en fonction de ce qu’il estime le plus… sécurisant pour nous, je crois, si on peut dire ça comme ça. Une fois le plaid installé, on répète la même scène que tous les soirs. Je retire d’abord mes sandales, les posant précautionneusement près du bord et à partir de là je fais vraiment gaffe où je mets les pieds. Comme à chaque fois, je lui tourne le dos, ma pudeur n’étant en rien partie avec la nuit passée contre lui, bien au contraire vu comme les choses se sont finies je crois même que c’est pire. L’uniforme est heureusement facile à ôter, mais comme l’eau est bien plus claire ici, j’ôte le bandeau qui retient mes cheveux pour les détacher. Je ne les ai pas coupés depuis longtemps et je n’ai pas de quoi le faire ici, ils sont très longs à présent mais comme je les attache toujours, ça ne se voit pas forcément.

Entrer dans l’eau ne me demande jamais beaucoup de temps ici, elle est toujours plus chaude que ce à quoi je suis habituée et puis surtout il fait tellement étouffant dehors que se baigner est presque vital. Je garde mes sous-vêtements, comme chaque fois, et j’entre pour m’immerger aussitôt jusqu’à la poitrine. Les longueurs de mes cheveux se mouillent mais je résiste pour l’instant à l’envie de mettre complètement la tête sous l’eau.

Je n’ai pas encore eu le temps de me retourner que Slavenko me rejoint, restant à une distance que j’imagine sécuritaire pour lui, malgré tout le simple fait qu’il se baigne avec moi me surprend et je me tourne vers lui en écarquillant les yeux. Il a gardé son tee-shirt et le tissu trempé lui colle à la peau, épousant les contours de sa musculature sèche, dessinée tristement par son séjour en captivité et par le manque de nourriture depuis que nous sommes ici. Pourtant malgré tout ça, quinze jours n’ont pas suffit à faire de lui un gringalet, loin de là, il aura toujours quoiqu’il arrive cette ossature imposante. L’avoir si proche de moi, soudain dans le même espace alors que je suis en sous-vêtements, fait courir des frémissements le long de ma colonne vertébrale. Je peine à distinguer les émotions qui m’agitent. Je perçois l’angoisse, toujours présente, un peu plus forte à présent qu’il est tout près de moi. La pudeur aussi, ma réticence toujours plus grande à me dévoiler à son regard. Et pourtant derrière tout ça l’envie, le besoin de contact déjà ressentis hier s’éveillent, me chatouillant le ventre tandis que je tente vaillamment de les ignorer pour ne pas souffrir d’une nouvelle déception qui me serait trop douloureuse à encaisser. Je reste un long moment immobile à l’observer, une mèche brune me barrant la vue sans que j’ose le moindre geste pour l’écarter.

Je sais déjà que je n’irais pas vers lui, je ne pourrais pas. Il m’a déjà fallu faire un effort surhumain pour y parvenir hier soir, et les circonstances étaient plus favorables à ce que je me lance. Là, non seulement je suis clairement refroidie par sa fuite de ce matin, mais en plus je ne porte presque rien. Hier soir en tee-shirt c’était compliqué, mais en sous-vêtements c’est encore autre chose et je n’arriverais pas à réduire la distance entre nous. Contrairement à lui, les silences me gênent. Ils ne me gênaient pas avant, quand tout allait bien entre nous, parce que l’absence de mots était compensée par des gestes, des regards. Il y a toujours eu cette discussion à deux niveaux entre nous, la conversation orale et le mode charnel, imperceptible pour les autres. Maintenant il n’y a plus qu’un seul niveau et quand le silence s’installe, je le trouve pesant, angoissant, comme s’il creusait encore plus ce fossé entre nous. Pourtant je suis mal placée pour critiquer, je n’ai pas ouvert la bouche pendant trois jours complets, et même maintenant je parle assez peu.

On sera mieux, oui. Puis le van tiendra les gens à distance, on pourra se baigner plus souvent. En-dehors de ceux qui ne vivent pas ici, il y a un certain respect de l’intimité sur le campement, on ne colle pas sa tente à celle de quelqu’un d’autre, et personne n’irait se baigner dans un coin du canal où se trouverait déjà une habitation par exemple. C’est suffisamment vaste pour qu’on ne se marche pas les uns sur les autres, sauf en période de festival mais ce n’est pas le cas en ce moment. Les groupements de tentes ou autres, ce sont des gens qui vivent en famille, ou en clan.

Moi aussi, je finis par plonger sous l’eau, y restant un peu plus longtemps que lui, moins pressée de remonter à la surface sans doute. Ne plus avoir la tête au soleil me fait un bien fou, mon dieu je voudrais passer mes journées dans l’eau. Tu vas bosser ce soir ? Je finis par demander, sur un ton que je contrôle soigneusement pour qu’il soit le plus neutre possible.

Je secoue la tête. Non, on n’est pas trop à court pour la thune, ça va. Je n’essaie pas vraiment d’économiser, ce serait ridicule, mais disons qu’on fait très attention à ce qu’on achète, et comme Queenie me paie à la semaine, on ne s’en sort pas trop mal. Je bosse dix heures par jour, quand je ne fais pas d’heures sup’, tous les jours de la semaine pour le moment. Je pourrais avoir des jours de repos mais on a trop besoin d’argent alors je n’en ai demandé aucun. Au final, je touche un peu moins de 500$ la semaine, mais on a besoin de pas mal de thunes pour juste… Se recréer un minimum de confort, en fait. On n’a absolument rien d’avance, on n’a que très peu de vêtements, très peu de produits d’hygiène, et même pas de matelas… Donc autant dire que rien n’est de trop. Malgré tout, comme on ne paie pas de loyer du tout, ni d’électricité ni la moindre charge en fait, le salaire de Queenie fait qu’on a au moins de quoi bouffer. Là où je me fais avoir, c’est qu’elle ne différencie pas les heures de nuit des heures de jour, idem pour les weekends et faut vraiment réclamer sa thune pour les heures sup’.

Il sort de l’eau le premier et moi je profite du fait qu’il me tourne le dos pour assimiler l’idée qu’on va encore dormir ensemble cette nuit. J’aimerais que ça puisse se passer au moins comme hier soir, j’ai peur qu’il me fuit encore un peu plus fort et je ne sais pas si j’aurais le courage d’aller vers lui cette fois. Ma tête essaie vraiment de me protéger, j’ai passé la journée à essayer de me reconditionner pour enrayer l’espoir qui commençait à resurgir, d’ailleurs c’est ce même instinct de protection qui fait que je n’ai pas demandé à Queenie de changer mes horaires. Mais entre ce que ma tête me dit, et les palpitations qui affolent mon coeur quand il est près de moi, malheureusement j’oscille beaucoup, et ma volonté se fait rapidement la malle. Je soupire, reste encore un peu dans l’eau avant d’en sortir à mon tour. Pour la première fois, je ne m’enveloppe pas tout de suite dans ma serviette, et je m’assieds sur le plaid à côté de lui, en tailleur mais en faisant attention de ne pas le toucher. Les yeux baissés pour ne pas soutenir son regard, je demande prudemment, comme pour faire diversion du fait que je suis encore à moitié à poil, là. On va faire un tour après ? Pour voir où on peut installer le van..?