Under a sky full of stars - Slavina

Je lève le nez dès que le carillon tinte, et un sourire lumineux éclaire mes traits, étire mes lèvres quand je reconnais Slavenko. Il n’a pas menti, il est bien en avance et je suis terriblement heureuse de le voir. Je ressens de nouveau ce frémissement des fibres de mon être, simplement parce qu’il est là, pas loin, et que nous ne nous sommes pas vus depuis plusieurs heures. Comme avant, j’ai la même envie de me pendre à son cou, de retrouver sa peau et son odeur. Seul le désir urgent ne se fait pas sentir, mais ce n’est pas vraiment surprenant. Déjà, c’est un progrès incroyable que ces émotions qui m’agitent. J’acquiesce dans un nouveau sourire. Plutôt calme, et toi, tu as bien avancé ? Je demande en terminant de passer la serpillière pour pouvoir reposer le balai et retourner derrière le comptoir. Comme moi aussi je suis de bonne humeur, j’ose même me pencher par-dessus ce dernier pour réclamer un rapide baiser qui fait briller mes yeux un peu plus fort. C’est fou comme il m’a manqué, et pas seulement ces quelques heures.

Je sors une tasse propre de sous le comptoir et je lui sers d’office une tasse de café tiède. J’ai à manger. Je suis plutôt fière de pouvoir le dire et je file demander deux assiettes au cuistot, qui s’empresse de nous les remplir. En plus, il ne lésine pas sur les quantités, il sait bien qu’à cette heure, les prochaines personnes qui voudront bouffer ont plus de chance de réclamer un petit-déjeuner qu’un repas chaud. Comme le dinner est vide, je peux me permettre de m’asseoir à côté du slave sur un tabouret haut, et je pose les deux assiettes fumantes ainsi que les couverts sur le comptoir. On a donc du riz aux légumes, du poulet et je crois même pouvoir nous trouver des desserts pour tout à l’heure… Il faudra que je vérifie. Je lève sur lui un regard ravi. J’espère que tu as faim, bon app’. Moi, je dois admettre que j’ai déjà plus d’appétit, ce qui est encore une fois très parlant sur mon état psychologique, et Slavenko le sait bien. D’ailleurs j’entame mon assiette avec plus d’entrain que je ne l’ai fait ces derniers jours, parce que j’ai faim mais aussi parce que je veux le rassurer je crois bien. Je n’oublie pas qu’il a dit tout à l’heure que j’avais trop maigri des fesses !

Je suis contente d’apprendre qu’il a pu bosser tranquillement et avancer un peu, je sais à quel point les palissades lui tiennent à coeur, et à vrai dire à moi aussi. C’est ce qui nous offrira vraiment une intimité réelle, et qui déclarera l’endroit comme pris, non pas par des voyageurs de passage mais par des habitants réguliers. On ne sait pourtant pas si on va rester ici éternellement, mais en tout cas c’est le message que ça enverra et c’est ce dont on a besoin. Je me fiche bien que ça fasse joli ou non, j’ai juste hâte d’avoir cette espèce de clôture autour de notre campement, pour nous isoler un peu du reste du monde. Je sais que je ne me sentirais pas plus à l’abri pour autant -pas après avoir vu que nous n’étions même pas à l’abri au Chalet- mais au moins je pourrais me balader en maillot devant le van sans craindre le regard des autres, et j’aurais moins peur quand on part en vadrouille qu’on vienne nous voler nos affaires.

Je mange doucement moi aussi, mais je mange bien, sans tripoter la bouffe du bout de ma fourchette comme je le fais d’habitude. Pas énormément de monde, non, moins que d’habitude. Enfin, je ne bosse ici que depuis une dizaine de jours, il est peut-être encore tôt pour parler d’habitudes, quoiqu’il en soit je n’ai pas eu de groupes, peu de routiers, bref ce fut une soirée très calme, et c’est tant mieux, de temps en temps ça ne fait pas de mal… Surtout parce qu’au moins je n’ai pas été emmerdée. Je termine ma bouchée et me lève pour aller chercher une bouteille d’eau au frigo, je note ça sur le registre parce que non, ce n’est pas offert par la maison, et je reviens m’asseoir près de lui pour continuer à manger, partageant l’eau avec lui. Je désigne mes tresses avec une moue faussement déçue. C’est dommage, personne n’a eu l’occasion de se moquer de ma coiffure, du coup. Parce que je ne trouve pas que ça m’aille bien, je les ai faites uniquement pour faire sourire Slavenko tout à l’heure, et j’ai l’intention de les défaire dès qu’on sera rentrés. Je ne termine évidemment pas mon assiette, en revanche comme Slavenko non plus, je vais pouvoir foutre le tout dans une boîte et ramener ça au camp pour demain midi. On ne gâche rien, faut pas déconner. On a encore un peu de temps… Je peux t’offrir de la glace en dessert, si tu veux…?

Je hausse les épaules. C’est pas forcément plus calme… La plupart du temps y a moins de monde, mais quand il y en a ils sont plus… agités. Agités ne voulant pas forcément dire qu’ils me cherchent des ennuis, j’imagine qu’il ne faut pas voir le mal partout, seulement ils sont plus excités, ouais. Je ne sais pas, comme si le fait que ce soit la nuit les rendait plus… expressifs ? Heureusement qu’on ne sert pas d’alcool fort au Queenie, je crois que ça pourrait vite dégénérer. Mais c’est un dinner, pas un bar, encore que certains semblent ne pas saisir la différence. Je plisse les yeux, une lueur amusée dans le regard quand il dit que mes tresses sont sexy, je ne suis pas sûre qu’il soit sérieux sur ce coup-là ! Une queue de cheval, à la limite, je sais que ça lui faisait beaucoup d’effet il y a encore… deux semaines de ça. Mais aujourd’hui je n’en suis plus certaine. Non, personne m’a rien dit. T’es déçu ? T’aurais voulu qu’on complimente la coiffure de ta femme ? Je roule des yeux, amusée, avant de me lever pour lui ramener la glace. Je nous sers un petit bol à chacun, vanille-chocolat pour lui et citron-citron pour moi, je trouve que les sorbets aident mieux à supporter la chaleur !

Il est presque quatre heures et la porte s’ouvre à nouveau, pour laisser entrer la blonde qui fait le service juste après le mien, tôt le matin donc. Elle a l’air un peu ensommeillée et je la salue d’un sourire et d’un geste vague de la main, qu’elle me rend en disparaissant dans la cuisine, sans doute pour aller se chercher un petit-déj’ ou quelque chose du genre. On va pouvoir y aller. Mais d’abord, je prends le temps de finir ma glace, que je prends plus de plaisir à manger que le riz, parce que contrairement au slave j’ai toujours été un bec sucré plutôt que salé. Cela dit en ce moment, il fait si chaud que je crois que je pourrais passer mes journées à seulement bouffer des glaçons…

Je ne suis pas mécontente de quitter le dinner, d’autant plus que je peux rentrer à ses côtés. Je crois que je vais vite m’habituer à ce qu’il vienne me chercher et que ça va me faire tout drôle quand il va retourner à la frontière… Cela dit au moins maintenant, je n’aurais que deux heures à passer sans lui avant qu’il ne rentre, c’est toujours mieux que lorsque nous sommes arrivés et que je devais passer toutes mes nuits sans lui. Habitue-toi, je t’ai dit que t’allais avoir droit à de la vraie bouffe maintenant. Et j’ai bien l’intention qu’on se remplume, l’un comme l’autre. Nos rapprochements des derniers jours m’ont donné de réels regains d’espoir et de motivation, et je suis décidée à ce qu’on sorte du cercle vicieux dans lequel on était en train de s’embourber. Je vais prendre soin de lui, et je vais tâcher de prendre soin de moi. Je ne dis pas que ce sera rapide, ou facile, mais en avoir envie c’est déjà le plus important.

J’attrape une clope dans son paquet et le laisse l’allumer pour moi avant de sourire en sentant ses doigts chercher les miens. Je serre sa main dans la mienne, fumant de l’autre, soupirant de bien-être à son contact. Oh, c’est vrai ? Qu’est-ce que c’est ?! J’avais complètement oublié cette histoire de surprise avec les émotions de la journée et je suis étonnée qu’il s’en soit souvenu, et plus encore qu’il l’ait réellement fait ! Autant dire que ça ne fait que me mettre un peu plus de bonne humeur, et je suis impatiente aussi, parce que toujours aussi curieuse. Voilà au moins quelque chose qui n’a pas changé… Moi aussi j’ai une surprise… Enfin, une surprise… Une bonne nouvelle plutôt, mais on peut appeler ça une surprise, mh ? Comme ça, j’aurais moi aussi l’impression d’avoir préparé quelque chose pour lui. Alors que bon… Pas du tout. J’ai pu m’arranger avec Queenie et je ne travaille pas du tout demain. Je suis contente parce qu’on va avoir toute une soirée ensemble, toute la journée aussi, et c’est sûrement la dernière fois que ça arrive avant un moment parce que je pense qu’il ne va pas tarder à reprendre ses missions.

Je secoue la tête. Eh, je trouve qu’on marche plutôt vite par rapport à notre rythme habituel ! C’est vrai quoi, on ne fait que se tenir la main, quand il a son bras autour de mes épaules, et que j’ai le mien autour de sa taille, on se niche l’un contre l’autre et on marche bien plus lentement que ça. Evidemment ça me manque un peu, mais moins depuis qu’on s’est retrouvés tous les deux, le fait qu’on ait pu s’embrasser, se toucher, ça me donne de la patience pour le reste. Je sais que ça va prendre du temps, mais au moins je n’ai plus cette impression qu’on va droit dans le mur, alors je me sens bien mieux. Non, l’autre serveuse était dispo alors elle n’a pas fait d’histoires. Et oui, on a tout ce temps-là. Et t’en fais pas je te laisserais bosser, j’en profiterais pour faire autre chose. J’voudrais pas trop te coller, j’vais finir par me lasser après. Mon sourire amusé et mon regard mutin lui montrent bien, en tout cas je l’espère, que ce n’est rien de plus qu’une plaisanterie. Honnêtement après les deux semaines qu’on a passées, je ne suis pas inquiète à l’idée d’avoir deux jours complets avec lui, au contraire je crois que ça va nous faire du bien et que ça nous permettra de repartir sur une nouvelle base par la suite. Et puis j’ai toujours aimé passer du temps avec lui. Ou alors tu acceptes mon aide pour les palissades et on avancera encore plus vite. Promis, je serais pas un boulet ! Saaaauf si une mygale surgit inopinément. Là je ne promets rien.

J’avise les poteaux déjà plantés en arrivant au campement et je sens que je commence à trépigner à l’idée de découvrir sa surprise. Je fronce le nez, le suis à l’intérieur et j’accepte même de fermer les yeux. Je plisse les sourcils quand il me fourre un objet non-identifié dans les mains, et j’appuie sur le bouton avec la légère appréhension que ça ne fasse péter quelque chose… Heureusement rien ne se passe, rien d’audible en tout cas, et je cligne des paupières avant de sourire, émerveillée. Oh… L’idée m’émeut plus que je ne saurais le dire. Je pense bien-sûr à ma peur du noir, mais je ne suis pas certaine que lui y ait pensé, ce n’est peut-être qu’une coïncidence, mais quoiqu’il en soit je trouve déjà ça infiniment rassurant. Mais en plus de ça, ça égaye aussitôt l’intérieur de la caravane, encore dépouillé. C’est super joli, tu as vu comme elles clignotent ? Bien-sûr qu’il a vu, c’est lui qui a installé la guirlande !

Dans un élan venu de je ne sais où, je me tourne vers lui pour enrouler mes bras autour de son cou, tenant toujours le boîtier dans une main, et je viens chercher sur sa bouche un baiser voluptueux qui me hérisse l’échine, fait frissonner ma peau. Je me suis hissée sur la pointe des pieds pour l’atteindre et je repose les talons au sol en clignant des yeux, le regard brillant, surprise par mon geste, embarrassée par l’élan naturel qui m’a poussée vers lui. Je souffle, la voix basse : Merci…

Je roule des yeux dans un sourire amusé. J’achèterais le chapeau dès demain, d’accord ? Ce sera mon premier achat “pour moi”, c’est un peu étrange mais je crois que c’est nécessaire, en plus d’être joli parce que la fille qui les vend propose vraiment de belles choses. Et puis j’ai pas de crème solaire mais dans la maison j’ai volé un espèce de… Je sais pas trop, un genre de poncho d’été, c’est léger comme tissu, je mettrais ça pour pas cramer. Ce sera toujours mieux que rien. Autant en vacances j’aime bronzer, autant ici je suis bien consciente qu’il fait vraiment très chaud, que le soleil est hyper agressif et qu’à part à choper des brûlures au second degré je ne vais pas réussir grand chose.

Ses mains sur mes hanches me font frémir de plaisir et je sonde son regard, le coeur battant un peu trop vite. Ses pupilles se sont dilatées légèrement, comme les miennes j’imagine, mais si j’ai toujours su interpréter les signes de son corps, je ne suis plus certaine de savoir encore le faire aujourd’hui. Je sens mes joues s’empourprer en retour, sous le poids de son regard, et j’acquiesce en essayant de détourner mes yeux des siens pour reporter mon attention sur la guirlande lumineuse. Oui, ça me plaît vraiment beaucoup. Et c’est pas un problème pour les piles, on en vend à l’épicerie, je pourrais en récupérer facilement. Il faudra les acheter mais bon, comme on l’a déjà dit, on ne paie aucune facture ici, je pense qu’on a de quoi se payer des piles de temps en temps, sérieux ! C’est joli multicolore, oui. Je sais pas où t’as trouvé ça, mais c’est une super idée. Il va juste falloir que je résiste à l’envie de laisser la guirlande complètement allumée quand il ne sera pas là, la nuit, parce que sinon il va nous falloir des piles tous les deux jours et là c’est une autre histoire. De la même manière que ses mains n’ont pas quitté mes hanches, les miennes n’ont pas déserté son corps, elles ont seulement glissé de sa nuque vers ses bras sur lesquels elles se sont posées. Je ne bouge la main droite que pour poser le boîtier qui m’encombre avant de reprendre ma position initiale, les yeux levés vers lui. Moi aussi, je meurs d’envie de l’embrasser encore, mais après ces jours passés à nous éviter, j’ai peur que ce soit trop, qu’il ait l’impression que je vais trop vite ou que j’en demande trop. Je finis par souffler, plus pour meubler le silence qu’autre chose : Tu crois que je peux défaire mes tresses maintenant…?

Encore une sieste ? Ca va, tu t’adaptes bien à la vie mexicaine… Nous sommes si proches de la frontière que j’ai l’impression d’être au Mexique, d’autant que c’est un endroit particulier ici, hors du temps, hors du monde d’une certaine façon. Et le soir on bossera pas toute la nuit, c’est mon premier jour de repos depuis que j’ai commencé, et le dernier avant… Je sais pas quand, alors j’ai l’intention d’en profiter, mh ? Tu m’as promis qu’on irait au Boyuyu. Et moi j’ai éventuellement d’autres idées supplémentaires, mais je ne sais pas encore si je les mettrais en oeuvre ou non, ça dépendra du déroulement de la journée de demain, je crois. Je préfère ne pas prévoir trop à l’avance, nous laisser le temps de voir venir.

Je fronce les sourcils à ses explications, je ne suis pas surprise, je savais qu’il y avait des sectes dans le coin, mais je suis curieuse de voir à quoi ressemble l’oeuf en question. Oh, donc on a récupéré les guirlandes d’un taré, génial. Je plaisante en secouant la tête. J’te préviens, c’est pas parce qu’on pique leur style décoratif que je t’autoriserais à vivre avec d’autres nanas, mh ? Non, non, il reste à moi, du moins je l’espère. On ne s’est plus dit ces mots-là, je ne sais pas si on les dira de nouveau un jour… Mais mon opinion sur la fidélité entre nous n’a pas changé, loin de là. En revanche je suis moins anxieuse à l’idée qu’il aille voir ailleurs, mais je crois que c’est le contexte, l’environnement qui font ça. Disons qu’il n’a pas la tête à me toucher moi, alors je l’imagine mal en toucher d’autres.

J’accepte sans broncher qu’il défasse mes tresses, et je caresse tout doucement sa nuque, du bout des doigts, pendant qu’il s’emploie à démêler mes cheveux. Le fait qu’on soit si proches l’un de l’autre me trouble, pourtant j’étais presque nue dans ses bras tout à l’heure, et c’était autrement plus intime, mais cette fois je sens comme une tension entre nous, ce lien autrefois familier qui me semble étranger aujourd’hui, et qui pourtant semble s’éveiller. La sensation m’enivre et m’effraie tout à la fois, j’ai peur de jouer avec le feu sans être capable d’aller au bout, j’ai peur de me brûler aussi. Et pourtant je m’entends murmurer, d’une voix sensiblement plus rauque : Il faut aussi que j’enlève mon uniforme… Il y a deux semaines, ç’aurait pu être un jeu érotique entre nous, mais aujourd’hui mon air est grave, et ça n’a rien d’un jeu à mes yeux.

Mh, on essaiera de te trouver de la bière digne de ce nom, celle du Queenie est pas terrible non plus… Ou alors encore mieux, on te trouvera de la vodka. Ca doit bien exister, même dans le coin. Et sinon, comme je ne désespère pas d’aller jusqu’à Niland un jour ou l’autre, on s’en procurera là-bas. Ouais, c’est Sam qui m’a tout prêté, et non je pense pas que ça pose problème. Tu sais de toute façon s’il en a besoin, il sait où nous trouver. Je lui ai dit vers quel coin on s’installait, parce que oui j’ai confiance en lui comme en Sly d’ailleurs, et puis au pire des cas il peut toujours venir me voir chez Queenie, il sait que j’y bosse. Bref, je ne me fais pas de soucis, Sam est ici depuis plus longtemps que nous et je ne crois pas qu’il utilise son marteau tous les jours… D’ailleurs il ne m’a pas donné de délai pour le lui rendre, je lui ai promis de le lui ramener le plus vite possible, ça et la pelle en fait.

Je secoue la tête. Difficilement gérable, n’importe quoi. T’as épousé la femme la plus facile à gérer de tous les Etats-Unis, j’t’assure. Oui bon, on peut toujours rêver hein… Seulement pour la bouffe ? J’ai eu de la chance de trouver ce taf alors, j’ai pas intérêt à le perdre ! Je penche la tête sur le côté, fronce les sourcils. C’est un échange de bon procédés, moi j’te gardais pour le fric et pour le bricolage… Mais si tu vas plus bosser… Je papillonne des cils, amusée, avant de secouer la tête l’air de dire que je dis n’importe quoi, ce qui est le cas finalement.

Mais les plaisanteries s’étiolent à mesure que l’air se charge d’une tension nouvelle, et mon regard se verrouille au sien à son acceptation silencieuse. Je retiens mon souffle quand il descend la fermeture éclair, sent mon rythme cardiaque s’affoler au frôlement de ses doigts sur mes épaules, et mon ventre se noue à la seconde même où il se dévoile à sa vue, la robe désertant ma peau pour rejoindre le sol. Muette, comme il l’est lui-même, j’abandonne sa nuque pour me baisser et ôter mes sandales sans le quitter des yeux. Lorsque je me redresse, j’ai les mains dans le dos, les doigts crochetés à l’agrafe de mon soutien-gorge. Je l’ai ôté tout à l’heure, alors il m’est plus facile de reproduire le geste sous son regard, ce que je fais en essayant de ne pas me mettre à paniquer complètement. Le sous-vêtement rejoint mon uniforme au sol, et sur tout mon corps ma peau se hérisse en chair de poule. Mon regard brille un peu plus, l’appréhension ne m’a pas quittée, loin de là, mais je tends malgré tout les mains vers lui. Je pose le bout de mes doigts sur son visage, et je me hisse une nouvelle fois sur la pointe des pieds pour lier ma bouche à la sienne.

Dans un hochement de tête, j’approuve ses propos. Oui, moi aussi je dis que ça compte… Mais il y a déjà moins d’amusement dans ma voix, c’est comme une déclaration déguisée, dissimulée sous une plaisanterie vide de sens. Bien-sûr que ça compte, tout ce qu’il fait, tout ce qu’on a traversé ensemble, c’est à ça que je pense. Le fait qu’il soit là, avec moi à cet instant, ça compte plus que n’importe quoi. J’ai toujours eu cette sensation depuis que je le connais, celle qu’il serait le seul à jamais, mais elle a été décuplée par les événements récents. Aujourd’hui mon amour est inconditionnel, je sais que je resterais près de lui quoiqu’il arrive.

Je le sens angoissé, peut-être plus encore que moi et ça réfrène mes ardeurs, rend mes gestes moins fluides parce que je ne veux pas l’effrayer. D’autant que moi non plus je ne sais pas ce que je cherche, ni où on va. Je ne me pose pas tant de questions. Je sais que je veux sa peau contre la mienne et ses mains sur moi comme cet après-midi, je ne sais pas encore si je serais prête pour autre chose que ça. J’acquiesce et glisse mes mains sur le bas de son tee-shirt pour le tirer lentement vers le haut, mon regard dans le sien jusqu’à ce qu’il passe sa tête par le col pour m’aider à lui ôter le vêtement, qui rejoint mes affaires au sol. Déjà, le fait qu’on soit presque nus l’un en face de l’autre me paraît moins étrange que cet après-midi, et je sais que c’est à force de reproduire ces gestes qu’ils finiront -je l’espère- par redevenir naturels. Je tends les bras vers lui pour encadrer son visage de mes mains et je murmure : Moja duša… Je veux seulement ta peau contre la mienne, c’est tout… J’essaie de lui faire comprendre que non seulement je ne l’oblige à rien, mais qu’en plus moi-même je ne sais pas si je serais capable de passer cette étape. Pourtant le désir est bien présent, tangible, mais le passage à l’acte s’avérera plus compliqué, je le sais. Quoiqu’il en soit je ne veux pas le voir me fuir, ou me craindre, il faudra qu’on soit prêts tous les deux, que ce soit pour ce soir ou non. Et très honnêtement, je pourrais me contenter de dormir entre ses bras, comme je l’ai fait cet après-midi. Je peux ne rien réclamer de plus, en revanche je ne peux pas demander moins, ce serait comme un retour en arrière et je crois que ça me blesserait trop. Ses réticences me font mal au coeur, mais d’une certaine façon le fait de me focaliser dessus m’aide à moins penser aux miennes et je finis par souffler : On va se coucher…? On sera plus à l’aise allongés sur les couvertures, et je pourrais aussi me contenter de fermer les yeux et de m’endormir contre lui.

Je réalise avec effarement à quel point les choses risquent d’être compliquées, parce qu’on est autant paralysés l’un que l’autre. J’ai pu faire le premier pas pour tout un tas de choses, mais je sais que pour ça, j’en serais absolument incapable. Parce que le souvenir des mains de Logan incrustées dans ma chair est trop présent, parce que la torture que j’ai subie était presque exclusivement basée sur ces abus et la façon dont il m’a dépossédée de mon corps est très étroitement liée au sexe. Je n’arriverais à rien si ça met Slavenko dans cet état, je ne suis déjà pas certaine que j’arriverais à quelque chose s’il était parfaitement sûr de lui et apte à me rassurer, mais là en plus il ne l’est pas du tout, ce qui ne fait qu’amplifier mes craintes et mes angoisses. Je ne sais plus pourquoi je me suis déshabillée, ni comment le désir a pu s’enrouler si rapidement autour de mes reins quand il me semble soudain évident qu’on ne se retrouvera pas cette nuit. En fait j’ai l’impression qu’on ne se retrouvera jamais de cette façon-là, et je crois que ça me terrifie.

Je m’allonge à ses côtés, me niche entre ses bras, le regard empli d’inquiétude, de mélancolie, de déception aussi, envers moi-même surtout. J’aquiesce tout doucement à ses paroles, répondant d’une voix basse, presque un murmure : Oui, je crois bien que c’est ça le programme. Je tente d’esquisser un sourire à la mention du Boyuyu, un sourire hésitant mais un sourire quand même. Et moi, j’aurais le droit de danser ? Je ne sais pas si j’en aurais envie, peut-être que je me sentirais bien là-bas, en terrain ami si Samuel s’y trouve, si je parviens à décrocher un peu du mode paranoïaque qui me colle à la peau. On peut les éteindre pour dormir si on ne veut pas gâcher les piles trop vite… J’ai toujours peur du noir mais je m’y suis habituée depuis que nous sommes là, et surtout je suis dans ses bras ce soir, alors c’est différent, je peux dormir comme ça. Mal, mais je peux dormir, je l’ai déjà fait. Après un long moment d’hésitation, j’ose de nouveau poser ma main sur sa nuque, immobile, seulement pour sentir la chaleur de sa peau sous ma paume.

Contrairement à lui, je ne m’inquiète pas pour l’argent, ce n’est pas un jour de repos qui me fera perdre tant de blé que ça, surtout que j’ai emporté une boîte du Queenie pour manger demain midi, et pour demain soir on aura bien assez avec les conserves trouvées dans la maison mexicaine. On a même des céréales pour le petit-déjeuner, notre chasse n’a pas été si mauvaise, même si elle aurait pu être plus fructueuse, ils n’étaient pas allés en courses depuis un moment je crois. Mais passer du temps avec lui me paraît plus important que rapporter quelques dollars, ce n’est pas comme si on risquait grand chose, à part pour l’eau, le van est à nous maintenant, on a un toit sur la tête. Un toit étrange, certes, mais un toit quand même. Je fronce légèrement les sourcils. J’ai pas besoin d’être accompagnée pour danser… Surtout si c’est pour danser devant lui. J’aimerais mieux danser avec lui, comme on s’en doute, mais je ne sais pas pourquoi, c’est encore une chose qui a changé. Il est beaucoup plus discret, comme s’il voulait à tout prix se faire oublier, disparaître. C’est autre chose qui me manque chez lui, j’aimais sa façon d’envahir l’espace par sa seule présence, son charisme, son assurance. Je ne suis pas sûre que ça reviendra un jour… J’ai guéri de mon kidnapping, le premier en tout cas, c’est bien que c’est possible, même si certaines séquelles subsistent encore.

Mon coeur s’affole dans une embardée douloureuse à ses mots, plus que son je t’aime, c’est le “moja” qu’il glisse l’air de rien qui me hérisse la peau. Son baiser me liquéfie, ranimant les braises du désir qu’il avait soufflées un peu plus tôt. Mes doigts remontent, glissent dans ses cheveux, se crispent légèrement alors que je suis à deux doigts de perdre le souffle contre sa bouche, sa main s’égarant sur ma peau ne m’aidant pas à maîtriser mes émotions. Sa requête me pousserait à revenir me serrer contre lui, mais je ne veux pas le priver de l’accès à ma peau. Je souffle tout bas : Je ne veux pas que tu aies besoin de demander… Je sais bien qu’il le fait pour moi, pour tester mes limites, mesurer mes réticences, et il a sans doute raison mais ça me rappelle trop ce qu’on a perdu. Nous n’avons jamais eu besoin de ça, de ces autorisations. Pas parce qu’il prenait sans demander, mais parce qu’il me connaissait par coeur et qu’il a toujours su lire en moi comme dans un livre ouvert. Il savait, aux réactions de mon corps, aux inflexions de ma voix, à mon regard, si j’en avais envie ou non. Dieu que j’aimerais retrouver ça… Je cherche son regard pour demander : Slavo…? Je suis toujours à toi…?

Je dodeline de la tête. Si, pour la salsa il faut être deux… Je ne sais pas si je danserais la salsa. Je n’ai encore jamais passé de soirée au Boyuyu, je ne sais pas quel genre de musique ils y passent exactement, et peut-être même que demain soir, quand nous voudrons y aller, l’endroit sera désert ? Je crois que Sam se débrouille bien, lui aussi. De ce que j’ai pu en voir lorsqu’on est sortis ensemble, quand je suis venue rendre visite à Sly au Mexique. Je ne sais pas s’il a toujours aimé ça ou si c’est Sly qui a fini par déteindre sur lui, mais en tout cas une chose est sûre c’est que Samuel n’a jamais eu peur de se montrer ou du ridicule, et je ne serais pas surprise de le voir danser même s’il le faisait n’importe comment. C’est assez reposant d’être entourée de personnes dans leur genre, d’ailleurs.

Comme souvent, l’ambiance, la tension entre nous change du tout au tout en quelques secondes. On passe de la tendresse, de la complicité à l’angoisse en un rien de temps, mais je crois que ça a toujours été comme ça, même avant le kidnapping. Seulement aujourd’hui c’est décuplé. Je vois bien que ma question le met mal à l’aise et je dois me mordre la langue pour ne pas l’empêcher de répondre, j’ai besoin de savoir, quand bien même sa réponse me fait mal, j’ai besoin d’être sûre. Mais étrangement, je crois que je ne m’attendais pas à ce qu’il me rassure, et ses mots me surprennent tant que je suis submergée par une nouvelle bouffée d’émotions qui me fait monter les larmes aux yeux. Plus encore lorsqu’il parle de ce qu’on a vécu. Mes mains se mettent à trembler sur sa peau, je souffle tout bas, sans détourner le regard : Bien-sûr que c’est pareil pour moi… Je veux être à toi, je veux que tu sois à moi… Mes yeux s’embuent, alors je finis par baisser la tête, en balbutiant : Mais j’ai cru… Que tu voudrais plus de moi… J’ai jamais voulu être à qui que ce soit d’autre… Les derniers mots se bloquent dans ma gorge, se mêlant aux sanglots qui me prennent par surprise. Parce que c’est cette culpabilité qui me ronge, en plus de la douleur et de la honte, c’est cette sensation de n’avoir pas su l’empêcher de prendre ses droits sur moi. J’ai le sentiment que j’aurais dû lutter plus fort, que j’ai failli, que je l’ai trahi parce que je suis à lui et qu’un autre m’a prise malgré tout. Je viens brusquement me cacher contre lui, enfouissant mon visage mouillé de larmes contre son torse. Je suis désolée, si tu savais comme je suis désolée… Depuis le temps que les mots me brûlent la langue, il fallait bien qu’ils finissent par sortir.