Enjoy the Silence - Slavina

Je crois que depuis qu’on a parlé de nous aménager un coin à nous, je me raccroche à ce projet pour avancer. C’est un peu triste parce que ça signifie que notre avenir -proche en tout cas- est dans ce campement, mais en même temps c’est toujours une progression par rapport à notre situation actuelle. La perspective d’avoir un endroit à nous, vraiment, même si ce n’est qu'un van au bord du canal, me rassure. Parce que même si j’ai peur, même si je sais que je ne serais plus jamais en confiance nulle part, j’ai besoin qu’on essaie d’aller de l’avant. Et on ne peut pas le faire dans cette tente. Comme le Chalet a pu l'être, le van à retaper est une chose qui me permet de me projeter avec lui, c’est de ça dont j’ai besoin. Ce n'est pas un rêve, je crois que je ne m’autoriserais plus jamais à rêver, mais c’est un objectif commun, quelque chose qu’on fait ensemble et qui nous lie l'un à l'autre, nous donne un but.

Je me retourne en même temps que lui en entendant les bruits de pas, moi aussi à l'affût, mais je n’ai pas le temps de vraiment voir l’homme qui nous interrompt. En quelques secondes, Slavenko s’est décalé, sans se lever pourtant, pour se poster entre lui et moi, en bouclier humain dans un geste d’un naturel instinctif qui m'émeut et m’effraie tout à la fois. Les battements de mon coeur s'emballent et je retiens mon souffle, me préparant psychologiquement à un dérapage qui heureusement n’arrive pas. L’inconnu s'éloigne et il me faut quelques instants pour reprendre mes esprits, je crois que j’ai blêmi, contaminer par l’angoisse de Slavenko.

Je tends la main et tâtonne pour attraper fébrilement ma besace dont je tire machinalement la robe lavée aujourd'hui. Je l’enfile sans réfléchir, gardant mes sous-vêtements encore humides, et je me lève en tremblant légèrement. Slavenko m’attend, tendu à l'extrême, les mâchoires crispées, et je ramasse mes affaires pour qu’on ne s’attarde pas dans le coin. Je marche bien plus près de lui que je ne le fais d’habitude, en quête de réconfort je crois, dans un besoin d'être rassurée non seulement sur notre sécurité mais aussi sur le fait qu’il ne m’en veut pas. Je me sens presque responsable de cette intrusion, ce qui est complètement ridicule.

Le silence s’installe à nouveau, et je marche en serrant ma besace contre moi comme si elle pouvait me protéger de quoi que ce soit, à l’affût de tous les bruits environnants. L’arme de Slavenko dissuade facilement, mais elle ne me rassure pas vraiment. Je ne vois pas comment un flingue avec six balles pourrait me rassurer après qu’on ait été capturés dans un Chalet blindé d’armes. Je crois que j’ai quand même moins peur de me faire planter par un junkie que de tomber sur Logan et ses hommes. Je suis persuadée qu’ils nous cherchent, à moins qu’ils nous pensent morts, j’en sais rien. Si on avait eu plus de moyens, on aurait dû mettre en scène notre propre mort histoire d’être tranquilles. Je me demande quand même pourquoi la CIA ne nous est pas venue en aide, est-ce que bosser pour eux n’aurait pas dû nous servir dans ce genre de situations ? Je n’en parle jamais à Slavenko parce que j’imagine qu’il a pensé à toutes les possibilités, mais je croyais qu’ils auraient pu régler ce genre de problèmes. Ca n’aurait empêché personne de crever, mais ça nous éviterait peut-être de vivre cachés. On n’a pas le droit à ça, sérieusement ? De nouvelles identités pour qu’on ne remonte pas jusqu’à nous ? Un peu de blé ? J’en sais rien, comme le programme de protection des témoins ou ce genre de conneries. Merde, avec le sale boulot qu’il a fait pour eux, on devrait avoir droit à quelque chose !

C’est parce que ces pensées m’énervent que je ne les partage pas, d’autant que je ne suis pas sûre qu’elles aient du sens. Au bord du canal, il n’y a pas de végétation du tout, d’ailleurs le canal est longé par le béton blanc, brûlant, et du grillage par endroit bien qu’il n’en reste plus beaucoup aux alentours de Slab City, comme si on pouvait empêcher les gens de se baigner par cette température ! En revanche, quand on commence à s’éloigner un peu, même de quelques dizaines de mètres seulement, on tombe de temps à autre sur des touffes de buissons -un rien desséchés- et quelques arbres rachitiques dont je ne saurais dire ce dont il s’agit. Déjà mes connaissances en la matière sont limitées mais en plus la rare végétation ici n’a rien à voir avec ce à quoi je suis habituée. La Louisiane, c’est un Etat terriblement humide. Il faut marcher un peu pour en trouver un qui soit plus massif, dispensant un peu d’ombre, et je m’arrête de marcher quand on arrive dans ce coin-là. C’est bizarre que personne ne se soit installé là.... Tu crois que c’est parce que c’est trop loin du campement ? C’est un peu en retrait du reste, les vans n’aiment pas se coller les uns aux autres mais ils sont tous dans le même secteur malgré tout, ça offre une certaine sécurité que ne permet pas la solitude.

Il n’a pas tort, la plupart des gens désertent complètement l’endroit dès le mois de juin, et je les comprends parfaitement. Mais c’est le genre de chose qui n’est possible qu’avec un van qui roule ! Le nôtre, même une fois retapé, ne nous permettra pas de bouger d’ici. C’est pour ça que je suis pressée d’aménager un endroit un peu plus confortable, et sous cet arbre ce serait parfait, parce que les semaines les plus chaudes ne sont pas encore là et que l’été va être invivable autrement. Je vais vraiment finir par faire un malaise si ça continue. Là, on pourra se ménager de l’ombre, le van conservera moins la chaleur étouffante que ne le fait la tente, et surtout on sera très proches du canal, donc il sera plus facile de se rafraîchir plusieurs fois par jour. La seule chose à laquelle il faut penser, c’est mettre des palissades autour du van comme l’ont fait la plupart des gens, parce que le coin est enviable et qu’on risque d’avoir des visiteurs si on ne délimite pas clairement ce qui est à nous. Et puis les palissades nous permettraient d’avoir un semblant d’intimité, ce qui ne sera pas plus mal.

A sa question, je dodeline de la tête, je vois le même problème que lui, comment protéger à la fois le van et l’emplacement ? Et finalement, la solution qui me vient est assez naturelle. On peut déplacer la tente ici ce soir et se séparer. Je fronce les sourcils, réfléchis. Tu pourrais dormir dans le van et moi dans la tente, comme ça on est sûrs de pas avoir de problèmes. La solution ne m’enchante pas des masses, mais en même temps ça fait quinze jours que je dors toute seule dans la tente, toutes les nuits à part hier soir, alors je ne vois pas en quoi ce serait choquant ou déconnant, ça ne change finalement pas grand chose. Le seul inconvénient, c’est qu’il faut qu’il trouve un moyen de dormir dans le van sans que ce soit dangereux pour lui à cause des bestioles, mais un feu suffit en règle générale à les tenir à distance. Cela dit on n’a pas encore complètement nettoyé l’intérieur du van alors ce n’est peut-être pas l’idéal, et je doute qu’il veuille dormir à la belle étoile… Je lève le nez vers lui. Je sais pas, qu’est-ce que t’en dis ?

Je hausse légèrement les épaules, rendue un instant muette par ses réticences et la façon dont son visage s’assombrit. J’ai la sensation d’avoir proposé quelque chose de totalement aberrant. Je n’avais pas pensé à l’aspect emplacement en lui-même, pour moi que je sois seule ici ou seule sur le campement, il n’y a pas de grande différence. Les habitants aiment bien qu’on les laisse tranquilles, je ne suis pas sûre que quelqu’un me viendrait en aide si je me faisais emmerder dans la tente… On n’est pas ici depuis suffisamment longtemps pour que je sache comment ça fonctionne exactement à ce niveau-là. Quoiqu’il en soit je comprends que ma proposition n’est pas une option envisagée et je me range à son avis, parce que par contre moi aussi j’estime que le van est plus important que l’emplacement, je ne tiens pas à ce qu’il nous passe sous le nez. Surtout qu’on a déjà pas mal commencé à bosser pour le sortir de là, maintenant qu’il est plus facile d’accès les gens seront plus aisément tentés de le récupérer. Je hoche doucement la tête et réponds d’une voix que j’essaie de faire douce, pour le rassurer je crois : D’accord, on reste ensemble. Je pense pas que quelqu’un se sera installé ici d’ici demain. Et si c’est le cas, on cherchera autre chose, après tout il a raison on n’a pas encore remonté tout le canal et je doute fortement qu’il y ait un seul arbre perdu au milieu du désert, il doit y avoir d’autres coins comme celui-là, et comme l’endroit est délaissé à cette période, c’est la saison parfaite pour chercher.

Je réponds à son sourire dans un nouveau hochement de tête. Tant mieux si y a une histoire de fantômes, ça dissuadera les autres de venir. Moi je n’ai pas peur des fantômes, la réalité est bien plus effrayante. J’ai de nouveau peur du noir en revanche, plus encore qu’avant, malheureusement installer une veilleuse dans une tente, c’est particulièrement compliqué, n’est-ce pas… On reprend la route, un peu plus détendus qu’en quittant le canal je crois, et je reviens marcher près de lui, nos bras se frôlant sans que je me décide pour autant à glisser ma main sous le sien. On sera bien dans le van, on sera mieux… On va pouvoir l’aménager doucement. Et puis outre les vieux, je n’oublie pas qu’on connaît du monde ici, des personnes de confiance en plus, Sly notamment, il doit savoir tout un tas de choses, avoir tout un tas de conseils à donner aussi. On ne garde nos distances que pour ne pas le mettre en danger, pas parce que je n’ai pas confiance en lui !

Je ne suis pas pleine d’espoir et de projets pour l’avenir, seulement contrairement à lui je ne peux pas me contenter de ne pas penser. Si je veux ne pas pleurer notre passé et ce que nous avons perdu, si je veux être capable de sortir la tête de l’eau, j’ai besoin d’autre chose. J’ai besoin d’imaginer une vie différente, d’avoir le sentiment, même illusoire, de ne pas me lever en vain tous les matins, de ne pas me battre pour rien. J’essaie, prudemment, d’imaginer comment rendre notre quotidien plus agréable, j’essaie d’imaginer une façon d’aménager et de décorer le van et ce qui l’entoure. Pas parce que j’imagine qu’on y restera des années -Dieu sait que je ne suis plus capable de me projeter si loin !- mais parce que j’aimerais qu’on s’y sente bien le temps qu’on y reste. Qu’importe si je me donne du mal pour quelque chose qui doit disparaître dans deux jours, dans deux semaines ou dans deux mois. C’est me donner une raison d’être au quotidien. J’ai l’impression de faire quelque chose, au moins, j’ai besoin de me rendre utile et de me convaincre qu’on ne se contente pas de stagner. Je n’ai jamais été une artiste, et pourtant je m’imagine peindre le van, trouver de la décoration bohème sur le campement pour rendre l’endroit plus chaleureux. Voilà, c’est de ça dont j’ai besoin, d’une chaleur qui vienne de l’intérieur, entre nous, et pas du soleil de plomb qui nous crame la gueule.

Je m’assieds à côté de lui, en tailleur, et je fronce les sourcils en secouant la tête. Je vais pas dormir pendant que tu bosses. Je peux t’aider, on avancera plus vite à deux. Je me reposerais demain soir. Je peux faire une sieste maintenant et il me réveillera quand le soleil aura commencé à se coucher et qu’il fera moins chaud, ensuite je peux toujours tenter de dormir deux heures demain matin avant de partir bosser… Je ne veux pas le laisser se débrouiller, et je ne veux pas non plus dormir toute seule.

Je hausse légèrement les épaules, l’air de dire que ce n’est pas grave, parce que vraiment à mon sens, ça ne l’est pas. Je me fiche bien de manquer de sommeil quelques jours si ça nous permet de terminer plus rapidement, et surtout si ça signifie qu’il ne se charge pas de tout tout seul. Et oui, malgré tous mes efforts j’appréhende le moment où il retournera bosser près de la frontière et où l’on recommencera à se voir bien trop peu. Je ne me suis toujours pas décidée à demander un changement d’horaires et je ne sais pas si je le ferais réellement. Son compromis me convient et j’acquiesce dans un léger sourire, rassurée qu’il n’insiste pas trop. Oui, c’est une bonne idée. En plus, je suis honnêtement fatiguée de la journée et je ne serais pas contre le fait de me reposer un peu, ne serait-ce qu’une ou deux heures. Peut-être que je dormirais mieux en journée puisque je suis toujours bien trop angoissée dès que la nuit tombe…

Il se lève le premier et je le rejoins presque aussitôt, fuyant le soleil moi aussi même s’il fait chaud dans la tente. En plein après-midi, on peut fermer seulement la moustiquaire et laisser le reste ouvert pour que l’air entre un peu. Je ferme seulement à moitié, histoire de nous isoler et de créer l’illusion de l’intimité, que je recherche désespérément en ce moment. Il est déjà allongé, les yeux clos et je m’étends sur le flanc, face à lui. Sa main repose entre nous et je me mords la lèvre, hésitant un moment avant d’oser poser la mienne dessus. C’est dingue que le moindre contact, même le plus infime, soit devenu si compliqué, demande autant de réflexion de notre part à tous les deux. Je suis plus proche de lui que je ne l’étais hier soir. Je ne pose pas ma tête contre son torse cette fois, mais j’entends distinctement sa respiration, je sens son souffle me chatouiller la joue et nos genoux se touchent. Les yeux clos moi aussi, je suis incapable de m’endormir tant mon rythme cardiaque s’est emballé, à tel point que je me demande s’il peut l’entendre.

Je crois que je retiens longuement mon souffle, affolée quand il baisse la tête pour la poser contre ma peau brûlante. Nos mains enlacées sont coincées entre nous, et je me laisse bercer par le silence total qui règne. Je me suis habituée à ne plus entendre les bruits de la ville, déjà au Chalet ça m’apaisait mais ici c’est différent, parce que je suis à l’affût du moindre son suspect, quand je ne l’étais pas auparavant. Je me dis toujours qu’on n’a pas été assez prudents, que j’avais raison de ne vouloir laisser personne venir au Chalet. On aurait dû l’acheter sous une fausse identité, pousser la paranoïa plus loin, ne rien faire livrer là-bas, aller récupérer tous les meubles nous-mêmes et n’embaucher personne pour les travaux. Ca n’aurait pas été si joli, ça aurait été mille fois plus long, mais on y serait peut-être restés en sécurité. Je soupire, essaie moi aussi de faire refluer les souvenirs parasites, chaque pensée qui se rapporte à avant me donne envie de pleurer. C’est étrange de savoir qu’on partage la même douleur, les mêmes peines, les mêmes craintes aussi, et de ne pas pouvoir en parler ou compter sur l’autre pour nous aider.

Au bout de longues minutes, quand son souffle s’est apaisé, j’ose bouger légèrement. Ma main libre vient se poser doucement sur sa nuque, sans se mêler à ses cheveux désormais bien trop courts, plus encore qu’à Savannah, et j’effleure sa peau du bout des doigts dans un geste qui me rassure. Je n’ose pas l’enlacer franchement, mais je le garde contre moi, en priant seulement pour qu’il ne fuit pas s’il se réveille. Mes doigts dérivent tout doucement, dans une lenteur extrême, de loin en loin pour ne pas l’effrayer…. Et ne pas m’effrayer aussi. Je glisse sur son cou, l’angle de sa mâchoire, sa barbe rugueuse, apprivoisant les sensations retrouvées comme si je les découvrais pour la première fois.

A tout moment, je m’attends à ce qu’il esquive mes gestes, même dans le sommeil, par instinct je crois. Alors quand il souffle ces quelques mots que je pensais sincèrement ne plus jamais entendre, ma respiration se bloque dans ma gorge, et mon coeur s’affole un peu plus fort. Je fronce les sourcils, les yeux fermés, parce que même comme ça je sens monter des larmes d’émotion très, très malvenues. Il se niche contre moi, son visage glisse de mon bras vers mon cou, s’enfouit contre ma peau et je dois retenir un sanglot. Je suis parfaitement réveillée, contrairement à lui, si je commençais à somnoler ses réactions ont eu vite fait de chasser le sommeil et mon souffle est suspendu au sien. J’ose poser ma main un peu plus franchement sur sa nuque, me serrer contre lui, poussée par les hurlements de mon corps qui réclame son contact. Si je suis pétrifiée de peur, paralysée par la pudeur la plupart du temps, je n’ai pas renoncé à ses bras. Je pourrais tuer, je crois, pour qu’ils se referment seulement autour de moi. Et pourtant je n’ai encore jamais osé le réclamer, pas plus que je n’ose me blottir contre lui.

Son sursaut me surprend à tel point que je sursaute moi aussi, écarquillant les yeux, le coeur battant à tout rompre. Je sens la panique me gagner, l’angoisse enfler dans mon ventre. Pas parce que j’ai peur qu’il nous arrive quelque chose, mais parce que je crains sa réaction. Durant ces secondes qui me semblent durer une éternité, je m’attends à ce qu’il bafouille une excuse ridicule comme quoi il faut qu’il y retourne, et qu’il sorte de la tente en m’y laissant seule. Je dois me mordre la langue pour ne pas le supplier de ne pas le faire, avant même qu’il ait fait le moindre mouvement. Je ne m’attends tellement pas à ce qu’il se rallonge que le désarroi se lit dans mon regard lorsqu’il se lie au sien, incompréhension mêlée d’appréhension. Il se penche vers moi, son visage si proche du mien que tous les voyants s’allument dans mon cerveau, le mot “danger” s’imprégnant sous ma rétine en rouge clignotant. Je me raidis contre lui, paniquée, et pourtant terriblement consciente du fait que si je m’éloigne maintenant, nous n’avons aucune chance. J’étouffe la peur qui me broie le ventre et je ferme les yeux, soutenir son regard m’est un effort trop douloureux, retenant mon souffle jusqu’à ce que ses lèvres effleurent les miennes. La sensation de son souffle se mêlant au mien envoie des milliers d’ondes de chaleur sous ma peau, et je réprime un geignement en appuyant ma bouche contre la sienne.

Il s’écarte trop rapidement pour que ça ne m’inquiète pas, je ne suis pas du tout sereine, je crois qu’on l’avait compris. Mon coeur bat la chamade, prêt à sortir de ma poitrine et j’ai beaucoup de mal à empêcher les larmes d’embuer mes yeux. La peur de le perdre, de l’avoir déjà perdu, me noue l’estomac aussi fort que celle de ne pas savoir m’y prendre pour le retrouver. En revanche une chose est sûre alors qu’elle ne l’était pas quelques secondes plus tôt : j’ai de nouveau envie de sa bouche sur la mienne. C’est la certitude qui envahit mon regard lorsqu’il le cherche à nouveau, au-delà de l’angoisse toujours présente, de la peur parce que me laisser toucher est une épreuve difficile et douloureuse, même si ce n’est que par lui, et que j’ai une confiance absolue en lui. Après la Louisiane, il m’a fallu un an pour laisser un homme me toucher à nouveau, et bien je me sens exactement comme après cette période. La différence, c’est qu’aujourd’hui je ne suis pas seule.

Son visage s’approche de nouveau du mien et je soupire d’anticipation, juste avant que nos lèvres ne se lient encore. Fermant les yeux, je lui rends son baiser, moins hésitante moi aussi dans ma façon de presser ma bouche contre la sienne. Mes mains tremblent et j’essaie de les en empêcher en m’accrochant doucement à son tee-shirt, mon corps venant se coller au sien. Quand nos lèvres se séparent, de façon plus naturelle cette fois, je penche la tête sur le côté pour appuyer ma joue contre sa paume, les larmes au bord des yeux malgré tous mes efforts. En silence, terrorisée, je réclame ce que je n’ai pas osé réclamer depuis deux semaines, par des gestes plutôt que par les mots. Je m’approche de lui, me serre contre son torse, le menton posé sur son tee-shirt et le nez levé vers lui, le regard implorant.

Je n’ai pas besoin de plus que ça. Son bras qui m’enlace, son corps contre le mien, sa chaleur qui m’enveloppe et me fait oublier que je meurs déjà de chaud. C’est la seule chose dont j’avais réellement envie, la seule chose dont j’ai besoin depuis que nous sommes arrivés ici. Les yeux clos, je me détends, à tel point que je ne pleure finalement même pas, émue et bouleversée, triste sans doute aussi mais je contiens ces émotions-là. Pour la première fois depuis que nous sommes sortis, j’ai la sensation que tout n’est pas perdu. Je n’ai pas le sentiment que ce sera rapide, ou facile, loin de là, mais c’est une lueur d’espoir dans la pénombre, qui me dit qu’on peut s’en sortir, qu’on peut se réapprivoiser, se retrouver. Peut-être pas de la même façon qu’avant, mais de toute façon je crois qu’il va me falloir oublier tout ce qu’on a pu être ou ressentir avant si je ne veux pas finir par me tirer une balle. J’essaie de me concentrer sur la seule chose qui ait une importance réelle : je ne l’ai pas perdu.

C’est lui qui s’écarte de moi le premier, et je le laisse sortir de la tente, attendant quelques minutes pour reprendre mes esprits et sortir à mon tour. Je me sens mieux que tout à l’heure, perturbée mais plus proche de lui, à tel point que je regrette de n’avoir pas parlé à Queenie finalement. Ma voix est étrangement basse quand je parle, après ce terriblement long silence. On devrait manger quelque chose avant de s’y mettre. On a acheté deux sandwichs au dinner et je fouille mon sac pour lui tendre le sien dans un léger sourire. Je m’installe en tailleur en défaisant l’emballage et j’ai une grimace d’excuse. Je… J’ai pas eu l’occasion de parler à Queenie aujourd’hui pour le changement d’horaires… Mais je le ferais demain.

On mange chacun la moitié de notre sandwich, lui parce qu’il fait des réserves, moi parce que j’ai retrouvé l’appétit de moineau que j’ai souvent eu après les périodes difficiles. Ce qui change, c’est qu’il n’essaie plus vraiment de me forcer à manger, soit parce qu’il n’en a pas les moyens, soit parce qu’il n’en a plus l’énergie, ce que je ne peux pas lui reprocher. Au contraire, je suis soulagée qu’il ne me prenne pas la tête avec ça, je crois qu’on a suffisamment de choses à penser, l’un comme l’autre. Quand il déclare qu’il est temps de se mettre au boulot, je m’exécute et le laisse découper pour moi des morceaux de batik pour pouvoir m’en faire des bandes, que j’enfile avant de regagner l’intérieur du van.

Il y a beaucoup de choses encombrantes à l’intérieur qui m’empêchent d’aller jusqu’au fond et j’ai hâte de le vider complètement pour avoir une meilleure idée de la façon dont on va pouvoir l’aménager. A dire vrai je pense que le plus important est juste de trouver un matelas, qu’on foutra en plein milieu, mais en-dehors de ça j’ai envie de réfléchir à un véritable agencement pour qu’on puisse y vivre et pas seulement se contenter d’y dormir. Comme la veille, je jette plus loin tout ce qui est en trop mauvais état pour être récupéré, et je fais une pile avec le reste. Soit des choses qu’on pourra retaper nous-mêmes et utiliser, soit des choses qui ne nous serviront à rien mais qu’on pourrait échanger avec d’autres habitants. Il faut penser au troc ici, ça peut s’avérer vraiment utile. C’est bien dans cette optique que Slavenko garde ses mégots de cigarette !

Les allers-retours me font transpirer mais je m’entête, refusant d’aller me pieuter toute seule et de le laisser continuer à bosser pendant que je me reposerais. Sauf qu’en soulevant un morceau de ferraille, je déloge un monstre à huit pattes d’un brun jaunâtre absolument ignoble, qui se met à bouger d’avoir été dérangé. Je pousse un hurlement strident que je ne contrôle pas et je sors du van en courant, manquant de me casser la figure au passage. Visiblement, le fait d’avoir peur d’être torturée ne m’empêche pas du tout d’avoir encore peur de ces bestioles.

Si j’étais en état de penser raisonnablement, je me serais retenue de crier, justement parce que je sais pertinemment de quelle façon il va réagir. Vu notre état de nerfs à tous les deux, il est évident qu’il va s’imaginer le pire ! L’ennui, c’est que j’ai une peur phobique de ces bestioles, que les phobies ne se contrôlent pas et que la panique qui me secoue est aussi violente que si j’avais vu de mes yeux un putain de fantôme. Il déboule en courant, manquant de me rentrer dedans, se plaçant une nouvelle fois entre le danger et moi, et je tremble de tous mes membres, blême et à bout de souffle. Je suis à deux doigts d’éclater en sanglots tant j’ai eu peur, en même temps si vous aviez vu la taille de l’araignée, vous ne seriez pas tranquilles non plus.

Il s’éloigne en rengainant son arme et je le dévisage, à la fois désolée et incrédule. Mon regard oscille entre Slavenko et le van, que je fixe avec angoisse comme si la bestiole allait en sortir pour se jeter sur moi, ce qui est objectivement ridicule. Il me faut quelques secondes pour daigner m’asseoir à côté de lui, vraiment très près, mon bras collé au sien, ma tête contre son épaule. Je reprends peu à peu mes esprits, secoue doucement la tête en balbutiant : Non, non y a plus grand chose… Quitte à me ridiculiser plus encore, je finis par demander : Tu voudras bien… Vérifier qu’y’en a plus…? Il faut qu’il les chasse ou qu’il les tue, mais je serais incapable de dormir là-dedans ou même juste d’y foutre à nouveau les pieds sans en être sûre. La tente est un enfer, mais au moins la moustiquaire me garantit que tant qu’on fait gaffe à bien la fermer, je ne me retrouverais pas dans ce genre de situations !