Home sweet home - Slavina

Je lui offre un sourire en répondant “de rien” et je goûte moi aussi le breuvage encore fumant - tenu au chaud par la gourde de métal, celle que je trimballe partout avec moi sous peine de mourir de soif. “Oui, ce serait bien que tu ne bosses pas sept jours sur sept et que tu puisses te reposer un peu.” Autant avant, elle était mieux au Queenie la journée, il y fait plus frais, autant maintenant qu’elle bosse de nuit et qu’on a le van, je préfèrerais qu’elle se ménage un peu plus. Si nous n’avons que notre nourriture et notre eau à payer, ce sera nettement plus facile. Et on pourra économiser doucement pour acheter un matelas, parce que disons-le, à voler c’est pas simple !

Je hausse les épaules à sa question, le visage tout de suite plus grave. “j’en sais rien, dans trois ou quatre jours, si j’avance bien sur les palissades - et puis je voudrais creuser un feuillet - ou avant si on manque de bouffe. Pourquoi ? Tu as besoin que je te ramène des trucs de Mexicali ?” Je n’aime pas tellement ce boulot - je suis devenu trop sentimental et racketter les familles qui croient en l’American Dream me débecte, mais je suis assez bien payé pour le coin, et c’est un boulot dans mes cordes, alors je vais pas faire la fine bouche. Pour l’instant, j’ai eu de la chance, je n’ai pas eu à jouer les gros bras, je ne suis pas sur d’avoir encore assez de rage pour me battre. Je n’ai pas confiance en moi, même si je donne assez bien le change avec ma gueule patibulaire et mon regard vide d’illusions. Si ça arrive on verra bien, je ne vais me mettre martel en tête avec ça. J’imagine que les réflexes reprendront le dessus.

Je fronce le nez, finis par hocher la tête. Je ne vais travailler tous les soirs que pour l’argent, mais surtout par peur du désoeuvrement. Les gens errent ici, c’est flippant pour quelqu’un qui comme moi a toujours été occupé seize, dix sept heures sur vingt quatre ! Mais si j’ai de quoi m’occuper au campement, c’est différent. J’ai peur de trop cogiter si je reste à ne rien faire. C’est étrange de planifier de rester avec Nina alors que je l’ai fuie ces derniers jours. Disons que ces trois jours passés ont quand même rétabli une connexion et que ça ne me fait plus si peur d’être confronté ensemble à nos démons. “ok ça marche.”

“oh...heu oui pourquoi pas.” Je ne m’attendais pas ce que ce soit si vite, mais à la réflexion pourquoi pas ? “Mais je m’occupe des palissades pendant que toi tu t’occupes de l’aménagement du van.” Je réfléchis. “tu sais ce qui nous manque ? Des outils...j’ai besoin d’une pelle, et au moins d’un marteau et de clous.” (oui ok il nous plein de trucs, un frigo, de l’eau courante, des panneaux solaires hors de prix mais là tout de suite, c’est de ça dont je vais avoir besoin.) Je prends une poignée de céréales dans le paquet pour la machouiller distraitement en faisant passer le tout à coup de café. “Si tu bosses pas ce soir, ou demain soir, on ira faire un tour au boyuyu si tu veux.” Même si je le propose surtout pour lui faire plaisir, je me sens prêt pour une sortie, c’est dire si ça va mieux. “Je compte pas bosser sur les palissades avant ce soir, tu veux qu’on décharge la voiture ?”

“Une mygale ? Seulement une ? Toute une colonie oui !” Je la taquine, amusé par cette crainte des ses copines à huit-pattes comme je les appelle. Son trait d’humour ironique me fait sourire même si c’est vrai qu’elle a meilleur goût que moi en matière d’aménagement, ne serait-ce que pour le van, c’est elle qui a insisté, moi je suis dans un mood où je me contente de ce que j’ai aussi merdique que ce soit. Je secoue la tête. “Non je ne crois pas qu’elles soient en assez bon état pour qu’on puisse les garder mais j’ai de quoi les changer. En fait tu devrais aller négocier l’emprunt de la boite à outil à Sly ou Queenie pendant que je commence à trier les planches et je t'installerais ça. Il faut juste couper les planches à la bonne taille. J’ai besoin d’une pelle, d’un marteau, de clou, d’une scie et d’un mètre.”

On se répartit les tâches et pendant qu’elle s’habille et va négocier - elle est meilleure négociatrice que moi - je fais le tour du campement pour délimiter notre terrain. Je tiens compte des rochers et des endroits qui seront plus ou moins faciles à creuser alors ce n’est pas très droit. Je balise le parcours avec des pierres et des morceaux de bois et je déblaye le terrain sur une largeur d’un mètre pour y voir clair. Je ne fais pas le cercle trop grand pour que ça aille plus vite et qu’on n’ait pas besoin de trop de matos. Le but est d’être visible, ce qui nous assurera une forme de protection. Si on est connu comme étant du campement permanent, on nous laissera tranquille. Je prévois aussi un emplacement pour des “toilettes.” Ils ne doivent pas être trop près - pour les odeurs- ni trop loin pour ne pas devoir se taper un trekking ! C’est tout un calcul.

En la voyant revenir, je me précipite pour aller l’aider alors qu’elle vient à ma rencontre, parce que ça doit quand même être assez lourd. Je tends la main pour prendre son sac quand elle me sourit de cet air là qui me fait un coup au coeur. Je me retrouve à la fois confus, attiré et embarrassé de l’être.”J’sais pas...qu’est-ce que tu veux ? Une visite du campement ? Exclusivité garantie !” Bien sûr qu’avant j’aurais parlé de sexe, mais si l’option d’un bisou m’effleure, le reste je n’y pense même pas. Parce que bon, se toucher reste compliqué, surtout à la vue de tous. J’aime l’intimité de la tente ou du van, c’est nouveau, mais mon côté exhibitionniste (qui était de l’indifférence plus qu’une volonté de me montrer) est bel et bien parti. Alors je joue un peu l’enthousiasme pour ne pas être rabat-joie et faire moi aussi des efforts dans notre communication qui se rétablit avec hésitation. Je ne peu plus me retrancher derrière ma coquille, pas après la discussion d’hier.

Je pose le sac et je tends la main vers Nina pour l’inviter à la prendre et me suivre “J’ai pas croisé une seule huit-pattes, promis.” Je fais le tour de ce que j’ai débroussaillé en lui montrant. “Tu vois, la palissade va suivre ce parcours. Et les toilettes seront là-bas. Je vais creuser tout du long, mais pas maintenant. Il fait trop chaud. On va remettre en état tes placards. Alors toi tu prends le mètre et tu mesures les planches qu’il faut et moi je les découpe à la bonne mesure si possible. ça te va ?” A l’intérieur du van ça devrait être plus tenable qu’en plein soleil et notre récompense sera surement d’aller se baigner au canal ensuite. Je n’ai pas lâché la main de Nina quand on revient devant le van et je ne le fais qu’une fois là. J’ai mis de côté des planches, les moins abîmées, pour faire les fond de placards.

Une autre idée ? Je grimace, je crains d’être un peu à court ici. Enfin, puisqu’elle me laisse la journée pour y penser, je vais tâcher d’y réfléchir. Quelque chose en échange des outils… Ouai...J’ai un sourire en coin “j’irais pas jusqu’à dire que ce seront des toilettes, mais ce sera mieux que les fourrés.” L’avantage, c’est qu’on manque pas de sable et de poussière pour des toilettes sèches !” Il faut voir le bon côté des choses. On commence à travailler dans le van, discutant en même temps des possibilités d’aménagement. “De ce qu’on dit dans le coin, il pleut pas beaucoup, alors quelque chose en extérieur, c’est possible. Ou alors on peut aménager ici, on peut construire ou récupérer des étagères ou une bibliothèque. L’idée des encombrants est bonne. Faudrait se renseigner c’est quand à Niland. On y va tôt le matin, on change dans la caisse et on rentre. Tu as été voir la bibliothèque ? Je suis passé devant l’autre jour, c’est impressionnant ce qu’ils ont fait avec de la récup”. Ca n’était pas comme ça à l’armée, on avait des tentes militaires, ou on campait dans les immeubles désaffectés, on ne construisait rien sur le long terme, juste des fortifications de défense et des chiottes. Ici les gens arrivent à faire des trucs étonnants - je dirais pas forcément beau - mais étonnants, pratiques et souvent terriblement kitch.

Je découpe les planches et on les installe avant de les clouer, bon, ça nous fait au moins un placard ! Du coup, ensuite, on décharge les sacs de la voiture. Je laisse le placard à Nina, mes affaires resteront dans le sac dans le coin, ça ira très bien. Dans une caisse en plastique, je mets les produits d’hygiène, dans un autre sac, fermé et étanche, la bouffe. Y a un tas de bestiole ici, le sucre les attire, c’est une plaie. Les chaises de camping restent dehors pour l’instant, je les range le soir dans la tente parce que j’ai peur qu’on nous les chourre. Pareil pour le réchaud. Quand on a fini, il est largement passé midi, on crève de chaud, j’ai soif et faim et je m’affale sur le “lit” en levant le pouce pour réclamer une pause.

“J’essaierais de voir ce que je peux faire. Tu sais que le bricolage, c’est pas ma tasse de thé.” Je ne suis pas doué au point de créer des meubles, enfin, j’imagine que je peux apprendre. Mais la plomberie par exemple, m’avait causé de sacrées déconvenues. En fait tant que c’est du bricolage de survie, ça va, mais pour faire un truc propre, bon...je ne suis pas doué comme les gens de la bibliothèque. Dans le cas présent, couper quelques planches pour les remettre dans les étagères, je gère. “Deux ? Tout ça ?” Je me moque gentiment. De toute façon, je compte plutôt y entreposer la nourriture et le réchaud. Mes fringues restent dans le sac, en bas.

Affalé dans les couettes, je hoche la tête. Je me penche pour essuyer mon visage transpirant sur un coin de tee-shirt, me contorsionnant pour ne pas trop relever ce dernier. En relevant la tête, mon regard s’adoucit en se posant sur Nina qui s’allonge. Je tends la main pour caresser furtivement sa joue. “Oui, et après, on ira se baigner. Après avoir avalé un truc...Qu’est-ce qu’on a ?” Je me relève pour fouiner dans les sacs et je sors une boîte de chili con carne, même froid (j’ai grave la flemme de sortir le réchaud et de préparer) ça doit se manger. “Chili ?” Heureusement c’est une boite avec une capsule pour l’ouvrir, parce que j’ai pas pensé à prendre un ouvre boîte. Je prends deux cuillères que Nina a emprunté au Queenie et je lui en tends une. Je me doute bien que c’est un peu court pour que Nina ait sa soirée. “Ok, ce soir, je viendrais te chercher. J’espère que t’auras ta soirée demain.” J’ai une moue en réfléchissant parce qu’une idée me vient. “Je crois que j’ai trouvé pour ce soir, mais tu verras ça quand tu rentreras.” Un sourire presque espiègle éclaire mes traits, j’espère que je trouverais ce que je veux, mais je crois que oui, je sais auprès de qui me renseigner.

Je me moque bien de l’étagère ou de la place qu’elle me laisse, mais par contre, je suis heureux de ses plaisanteries et taquineries. C’est un progrès comparé à notre mutisme mutuel des jours derniers. J’esquisse un sourire pour tenter de faire comme elle, en plaisantant moi aussi “moi qui croyait qu’en insistant un peu tu me donnerais une étagère en plus !”

Je pioche une cuillère de chili, vu la température ambiante, ce n’est pas froid et si ce n’est pas bon - j’irais pas jusque là - c’est très largement mangeable selon mes critères, surtout que j’ai faim. J’oscille en permanence entre faim et dégoût de la nourriture, besoin d’énergie dû à l’exercice physique et manque d’appétit dû à la chaleur. Mais là maintenant, j’ai faim et je mange ma part sans sourciller, la bouteille d’eau près de moi parce que mine de rien, c’est bien pimenté, vive le Mexique.

“Je…” je m’arrête et hésite à poser ma question, mais finalement je la pose, d’un ton neutre parce que je n’ai pas d’affect vis à vis de ça, c’est juste que je ne veux pas la mettre mal à l’aise à son lieu de travail. Alors c’est plutôt timidement que je demande. “ça t’ennuie que je passe te chercher ?” Peut-être qu’hier ça l’a dérangée vis à vis de ses clients, partir avec moi. Peut-être qu’elle a plus de pourboire quand son clodo de mari n’est pas les parages, ou bien elle a peur que je pète un cable, mais je ne pète plus de plomb, je n’ai ni l’énergie, ni même l’envie.

J’esquisse un nouveau sourire, un peu inquiet parce que j’espère vraiment trouvé. “non, je préfère pas. Si ça va pas, je trouverais autre chose comme ça et tu seras pas déçue.” ou moins, enfin, elle ne se rendra pas compte que ce ce n’était pas mon idée première, et ça sera différent du coup.

Je n’insiste pas, ni pour la nourriture que je vois bienne chipote - mais je ne fais plus de remarques à ce sujet, sauf si elle me fait un malaise, et encore, dans ces cas là, j’agis, mais je ne lui reproche rien, comment le pourrais-je quand je sais à quel point son appétit est lié à son état d’esprit ? , ni pour le fait que je vienne la chercher. Très franchement, c’est d’abord à sa sécurité que je pense, parce que je n’aime pas l’idée qu’elle traverse le campement seule en pleine nuit. Je sais bien que lorsque j’irais bosser, elle le fera, mais tant que je suis là pourquoi prendre des risques ? “Je viendrais prendre un café et on rentrera ensemble” dis-je, ce qui me fournit un excuse pour venir sans avoir l’air que ce soit pour sa protection. Je sais qu’une raison égoïste passera mieux après de Nina. Je trouve ça bizarre mais c’est comme ça, c’est comme si je n’avais pas le droit de m’intéresser à elle ou de la protéger - sans doute vu que j’ai bien foiré au chalet, elle doit se dire que c’est inutile. Ce qui n’est pas faux, je ne pourrais rien contre deux ou trois gars, qui plus est s’ils sont armés, mais j’aurais au moins le mérite d’essayer. Oui je suis complètement parano, et alors ?

Après avoir prudemment esquivé sa question, je termine rapidement la boite qu’elle m’a laissé et je me lève. “ok, c’est parti pour la baignade.” Cette fois, on se muni des produits volés, savon, shampoing, serviette. J’hésite et puis je prends des affaires propres et sèches, peut-être que je pourrais me changer rapidement si je le sens, je ne sais pas trop. Rien que le fait d’y penser et de prendre les fringues me met brusquement mal à l’aise. Je fais diversion en impulsant le mouvement de partir, fermant la porte du van, c’est miraculeux qu’elle ne soit pas de guingois.

Arriver au canal en 5 minutes, plus ça va, plus j’apprécie. On s’installe à l’écart des gens déjà présent, ce qui nous fait nous éloigner un peu, mais ce n’est pas très grave. Il s’agit d’une famille de la ville je crois. Quel jour sommes nous ? Peut-être bien dimanche...ou mercredi ? Est-ce qu’il y a l’école ? Je me déshabille comme d’habitude, gardant caleçon et tee-shirt d’abord pour venir m’asseoir sur le bord en béton. Je ne vais pas dans l’eau tout de suite, j’ai trop bouffé. Je préfère d’abord m’allumer une de mes précieuses cigarettes. Je dois tourner à trois ou quatre clopes par jour, moins parfois si je n’ai pas le choix. “Tu en veux une ?”

Sa pudeur m’est devenue si naturelle que je détourne le regard dès qu’elle manifeste de la gêne en me tournant le dos. Je suis moi même un peu compliqué sur la question, ce serait malvenu de lui faire des reproches. D’ailleurs, je suis moi aussi devant un dilemme puisque je voudrais me laver mais qu’avec un tee-shirt ça va compliquer ma tâche. D’habitude je suis seul, et je me désape complètement. C’est surtout face à son regard à elle que j’ai du mal, les autres me sont indifférents je n’ai qu’à juste me renfermer dans ma coquille et les ignorer. Mais Nina, c’est forcément différent j’appréhende son regard. En plus comme je suis plus grand et que je reste au bord - je nage assez mal - mes épaules seront forcément émergées. Mais c’est surtout mes flancs et mon ventre qui portent les stigmates les plus moches, les cicatrices de couteau. Aux épaules j’ai quelques brûlures des cigares que Logan prenait plaisir à éteindre sur moi, mais c’est tout. A la limite, ça passe.

Je termine ma clope en mordillant ma lèvre inférieure avant de me décider, un peu comme hier, sur un coup de tête (comme on se jette à l’eau quoi, ha ha). J’enlève mon caleçon, et je me glisse dans l’eau en retirant dans le même temps mon tee-shirt avec une sensation d'abîme vertigineux. Je balance le tee-shirt sur la berge et je m’enfonce dans l’eau jusqu’au cou, pliant les jambes pour que seule ma tête émerge. L’eau est fraîche et ça fait du bien, ça ne fait pas du tout le même effet de se baigner avec ses fringues. Je plonge ma tête et la ressors en s'ébrouant avant de m’essayer à faire quelques brasses vers Nina. Au moins ici elle n’a pas de difficultés à entrer dans l’eau ! “Heureusement qu’il y a le canal. Il parait que l’hiver les réservoir sont mieux pour se baigner, ils sont plus chauds. C’est notre ancien voisin, mister clopes qui m’a dit ça.” Parler, c’est faire comme si de rien, comme si on n’avait pas franchi un cap à être tous les deux nus l’un devant l’autre, même sous la flotte ! C’est psychologique !

Je me suis vraiment fait violence pour me désaper alors qu’elle est là et je me sens plus vulnérable que jamais parce que je sens son regard m’éviter pour revenir errer sur moi. Ou alors je psychote à donf, ce qui est aussi une possibilité tellement je suis mal à l’aise. Nous sommes tous les deux empruntés et gauches, la gêne sur nos visages. Quand on pense à la façon dont on pouvait s’explorer mutuellement il y a un mois à peine, c’est affolant.Je connaissais son corps par coeur, j’aurais pu le dessiner du bout des doigts les yeux fermés, aujourd’hui non seulement il m’est inconnu, hermétique, mais en plus mon propre corps aussi me fait défaut. Je surnage un moment avant de chercher à reprendre pied vers le bord, ainsi je peux rester plongé dans l’eau jusqu’au cou. Je passe de l’eau sur mon visage rougi, de soleil et d’embarras, enlevant la sueur qui ne cesse de me coller à la peau depuis qu’on est ici. Je supporte assez mal cette chaleur permanente, même si je ne m’en plains pas. Au moins, le fait qu’il pleuve si peu nous permet de vivre dehors. “Toi, trop chaud ? Je ne croyais pas que tu dirais ça un jour, tu es si frileuse !” Elle voulait aller au soleil, en Espagne, l’andalousie, au Mexique - nous y sommes presque. “Tu verras en hiver, s’il fait vingt degrés dehors, tu diras que tu as froid !” J’ai dit ça spontanément mais en le réalisant, mon visage se déconfit. En hiver, dans six mois ? Est-ce qu’on sera encore là dans six mois ? ça me parait tellement incroyable et surtout si loin. Je cille une nouvelle fois, essayant de ne pas me focaliser sur ces détails, ses phrases qui au fond ne veulent rien dire, n’engagent à rien, ne sont ni des promesses, ni des rêves. Je m’efforce de faire refluer l’angoisse de l’avenir en me concentrant sur le présent et j’esquisse un sourire sans joie avant de replonger la tête sous l’eau une seconde fois et d’émerger à nouveau. Je gratte ma nuque, frotte ma barbe crasseuse et je barbote jusqu’au bord pour prendre du savon, émergeant à moitié pour choper rapidement la bouteille avant de m’éloigner un peu en évitant le regard de Nina. Si je ne la regarde pas, je ne verrais pas son air horrifié, j’ai décidé de faire l’autruche sur le sujet.

“Je sais pas si la nuit ça descend plus fort, j’ai entendu parler de 20 degrés, peut-être que c'est stable journée-nuit. D’ici là on aura un matelas et tu pourras te rouler dans les couettes.” Bien sur, je n’ose pas dire que je lui tiendrais chaud, la phrase a une connotation trop sexuelle sans doute.

C’est agréable de se laver avec du gel douche qui sent bon plutôt qu’un bout de savon volé dans les toilettes d’un relais routier. La voix de Nina me fait presque sursauter et je lui coule un regard coupable de ma réaction excessive que je fais passer avec un sourire désolé. Un instant, je me demande ce qu’elle veut, parce qu’avant c’était quand elle voulait me laver qu’elle demandait et j’en reste muet un bon moment avant de réaliser qu’elle veut juste le tube ! Je lui tends le savon en esquivant son regard. A la place du gel douche, je m’empare du shampoing que je fais mousser sur ma tête au cheveux aussi courts que les siens sont longs. J’essaye d’éviter de la regarder tandis qu’elle se savonne mais bon sang qu’est-ce qu’elle est belle, ma naïade, j’avais oublié à force de la côtoyer sans la voir, sans oser la regarder. Pour dissiper la gêne je fais remarque “tes cheveux sont drôlement longs, tu n’as pas trop chaud avec ?” Moi j’ai rasé les miens, déjà pour changer d’apparence, même si c’était assez futile - et ensuite parce qu’il fait trop chaud. J’ai un léger sourire amusé “tu pourrais faire des tresses et les enrouler, ça ferait folklorique. Non ?” Je soupire en achevant de me gratouiller la tête et plongeant pour me rincer. Quand je ressors, je fais remarquer en grattant mes joues trop mangées de barbe. “je vais pouvoir me raser, avec la chaleur c’est insupportable”

Comme on bouge, qu’on est occupé et qu’on discute, j’oublie peu à peu ma gêne d’être nu et exposé à son regard. C’était bien le but quand j’ai décidé de me retirer ce foutu tee-shirt, ici. C'est moins difficile qu’hier parce qu’il y a le prétexte de se laver, ce n’est pas juste pour lui montrer - je ne supporterais pas qu’elle s’apitoie sur moi quand je sais ce qu’elle a subi ! “Un ventilo ? Ou je trouverais un éventail géant que j’agiterais si tu veux !”

Je la préfère avec ses cheveux longs, j’aime bien y glisser mes doigts et c’est un des premiers gestes que j’ai d’ailleurs osé. Il y a une connotation intime mais douce à tripoter ses longues mèches brunes, à en dégager son visage. J’ai toujours envie de les écarter pour embrasser son cou, même si ça, je ne l’ose pas encore. J’ai un léger rire quand elle dit que ça ira bien avec son uniforme. “il est un peu….seventies ton costume non ? Je trouve que tu t’en sors bien avec tes patins, moi je ne pourrais jamais bosser chez Queenie à cause de ça, et de la robe !”

“oui j’ai piqué un rasoir, et je veux bien que tu me rases. Mais j’allais te proposer de démêler tes cheveux si tu veux. Echange de bons procédés ?” J’ai envie de prendre soin d’elle, de lui montrer que je peux ne pas être si distant, que je peux vaincre ma bulle protectrice pour aller vers elle. Je ne veux pas qu’elle croit être la seule à faire des efforts, je sais combien elle est sensible à ces petits détails et je m’efforce depuis ce matin d’être un peu plus impliqué, même si je le fais maladroitement.

“hum oui, j’imagine qu’on dit comme ça. Mais je ne sais même pas où trouver ça, même chez Queenie la clim fonctionne pas. Tiens” climatisateur”, c’est un métier qui doit rapporter dans le coin” Surement plus que passeur ou plutôt homme de main d’un passeur notoire, parce que je peux vous dire que pour les risques encourus, c’est pas terrible. Elle est loin l’époque où je pouvais claquer vingt mille dollars sans sourciller. Là on enlève le mille, et je réfléchis déjà à deux fois pour savoir si j’ai vraiment besoin de ce truc que je veux acheter. Mon seul péché mignon reste les clopes, payables si on va au Mexique, hors de prix sauf au black de ce côté ci de la frontière.

“t’es déguisée en quoi ? C’est quoi le film de référence hum ? Y avait pas une série tv avec un mec avec une banane et un drôle d’accent ?” Il me semble que le Queenie est resté bloqué à cette époque. 60’-70’, vieux. Y a qu’à voir l’uniforme de Nina ! Amusant avec ses rayures et sa coupe rétro. Je hausse les épaules à son commentaire sur les patins et Queenie, c’est sur que vu comme ça et en plus, c’est comme le stan’s, c’est pas un boulot dans lequel on s’implique forcément. C’est comme moi, je suis détaché de mon job, et je ne cherche surtout pas à nouer des liens. D’ailleurs ce break de plusieurs jours est une bonne chose, ça évitera à Machete de trop compter sur moi, je ne veux surtout pas retomber dans ce piège d’avoir l’impression d’être indispensable. Je ne veux pas qu’on compte sur moi, ni que je me sente redevable, et je me connais, j’ai un instinct grégaire assez fort, quoique là, il semble m’avoir complètement déserté et je me complais à rester en marge.

Elle a l’air surprise à ma proposition et brusquement je m’inquiète, peut-être qu’elle va mal le prendre ou que je l’ai mise mal à l’aise dans le vouloir, ce n’est pas mon intention. “Mon rasoir est au campement…” Je ne l’ai pas pris parce que n’ayant pas de miroir, ça me semblait compliqué. J’imagine que ça répond à la question, mais pour l’instant, on peut encore rester un peu dans l’eau à se rafraîchir. J’y reste plongé jusqu’au cou d’ailleurs, attendant que ce soit elle qui donne le signal du retour au camp.