Home sweet home - Slavina

Je ne songe plus vraiment à m’offusquer qu’il ne vienne pas m’accompagner, c’est devenu normal, habituel et je prends note factuellement comme je prends note de tout le reste. Je récupère donc le flingue tendu, ainsi que du savon pour me laver, et je vais vers le canal. Heureusement, le coin près du van est désert pour l’instant, aussi je n’ai pas besoin de m’éloigner. Je défais ma serviette pour pouvoir enrouler le Glock dedans et le dissimuler en la posant près du bord, comme lui-même le fait lorsqu’on se baigne ensemble. Je profite d’être seule pour finalement me déshabiller complètement et me laver réellement, j’aurais pu me laver les cheveux mais je ne sais pas dans quel sac se trouve le shampoing qu’on a volé et j’ai déjà suffisamment foutu le bordel dans le coffre comme ça… Le fait d’avoir de réels produits d’hygiène et d’entretien va nous changer la vie, on n’a rien eu besoin d’acheter au marché, ce qui fait qu’on va pouvoir économiser pour s’offrir un matelas. En plus, je n’aurais pas besoin de dépenser d’argent pour la bouffe systématiquement, et ça aussi c’est non-négligeable. Slavenko peut se permettre de ne pas retourner bosser pour Machete tout de suite, le temps que tout soit en ordre. Ensuite, et bien… Son boulot rapporte quand même plus que le mien. En même temps les risques ne sont pas les mêmes !

Quand je suis rincée, je récupère mon maillot de bain laissé sur le béton pour l’enfiler, ce n’est pas parce qu’il n’y a personne que je suis à l’aise avec la nudité pour autant. D’ailleurs je fais bien parce que Slavenko arrive quelques instants plus tard, silencieux comme toujours. Je lève le nez vers lui tout en barbotant, fronce les sourcils quand il s’assied en tailleur en posant son seau près de lui. J’esquisse un très léger sourire et je m’approche du bord, posant mes bras sur le béton brûlant pour le regarder. Alors, qu’est-ce que ça donne pour le van ?

Le fait qu’il tende les mains vers moi, même si on ne se touche pas, me réchauffe de l’intérieur et je me colle moi aussi contre le rebord dans un besoin de m’approcher de lui. Je nous sens infiniment plus détendus, ce qui est normal, tellement de choses auraient pu mal tourner ce matin que je savoure le fait que ça se soit bien passé. Je n’ai pas ressenti la même délicieuse adrénaline qu’autrefois, parce qu’aujourd’hui la crainte est synonyme de souffrance et je ne suis plus aussi disposée à jouer avec le feu que j’ai pu l’être auparavant. Je crois qu’on ne réitérera pas l’expérience de si tôt. On pourra dormir dedans. Je le corrige doucement. Enfin, tu risques d’aller te coucher avant que je rentre… Si je rentre à quatre heures du matin, il sera à mon avis endormi depuis un moment. D’autant qu’il va falloir attendre que le van sèche avant de pouvoir y entreposer nos affaires. Mais bon par cette chaleur ça va très vite. En plus c’est pratique, il y a des rangements à l’intérieur, il faudra peut-être changer les planches des placards, je ne sais pas à quel point elles sont abîmées, mais comme on n’a pas énormément d’affaires on va pouvoir tout organiser correctement. Je sais pas, j’aurais dit à gauche, plutôt vers le fond..? Mais comme tu veux. Ce n’est pas très important, surtout que pour l’instant l’espace n’est pas du tout aménagé et puis il va juste mettre des couvertures par terre, finalement.

Je te rejoins. Je souffle quand il se lève, avant de le laisser s’éloigner à regrets. Je trempe encore un peu dans l’eau dont la fraîcheur me fait du bien, elle est plus fraîche qu’aux réservoirs je ne sais pas pourquoi on n’osait pas venir jusqu’ici… Et puis je sors pour récupérer la serviette et le flingue. Je ne me sèche pas vraiment, il fait encore jour alors le soleil s’en chargera à ma place, et je regagne la caravane où Slavenko a déjà commencé à nettoyer. Je dégouline encore d’eau aussi je m’approche prudemment pour ne pas tout saloper. Où est-ce que tu mets le flingue ? Je demande tout en essorant mes cheveux dans la serviette.

Je n’ose pas trop espérer, lorsqu’il dit qu’il m’attendra. Je ne sais pas si ça signifie réellement quelque chose ou si c’est seulement qu’il pense qu’il ne sera pas fatigué à ce moment-là. Quoiqu’il en soit j’ai peur des raccourcis que fait trop souvent mon esprit, et je ne veux pas prendre le risque d’imaginer des choses pour ensuite être déçue. C’est triste parce que c’est mon mari, l’amour de ma vie, la seule personne au monde qui compte à mes yeux, et pourtant je sens bien que je ne suis plus en droit d’attendre quoi que ce soit de sa part. Même le fait qu’il soit là, avec moi, qu’on se retrouve tous les jours, je ne le prends pas pour acquis. Je crois que si je revenais une nuit dans une caravane vide, je n’en serais pas surprise. Dévastée, oui, mais pas étonnée.

Il est trempé de sueur, il a déjà bien bossé, et j’imagine qu’il ira faire un tour au canal une fois que je serais partie travailler, il a toujours préféré aller se baigner seul de toute façon. Je mémorise l’endroit où il me conseille de ranger le flingue avant de le cacher sous ses fringues, et je hoche la tête en signe de compréhension. Je profite qu’il installe une chaise pour aller chercher les vêtements que j’ai encore dans la tente pour le moment, notamment mon uniforme. Il est 17h passé et je vais devoir me préparer. Nous n’avons pas vraiment besoin de parler, il me laisse l’intimité du van sans que j’ai besoin de le demander, et je tire la porte derrière moi pour me changer. Au départ je ne suis pas tranquille mais je constate rapidement qu’en effet, aucune araignée géante ne m’attend dans un coin. Alors je troque mon maillot mouillé pour ma tenue de boulot, et je prends quelques secondes pour brosser mes cheveux trempés. En ressortant de la caravane, j’étends la serviette de plage ainsi que le maillot de bain. Je vais devoir filer. Te casse pas le dos à tout ranger, on le fera ensemble demain si tu veux.

Je lui laisse le flingue sans problème, je n’en ai pas besoin et de toute façon il va bien falloir qu’il s’habitue parce qu’il ne sera pas là quand je rentrerais les soirs suivants, il y a de fortes chances pour qu’il termine quasiment toujours plus tard que moi. Ce n’est pas que je ne suis pas inquiète, ou que je n’ai pas peur, seulement je suis bien trop consciente du fait que l’arme ne me sera pas d’un grand secours si je venais à avoir de réels ennuis. On a pu constater tous les deux que même armés jusqu’aux dents, on ne s’en sortait pas toujours. Je le laisse ranger et m’éloigne vers la ville pour aller bosser, avec toujours ce sentiment étrange d’irréalité. Avant, ça ne nous arrivait jamais de nous séparer sans nous embrasser longuement, sans avoir fait l’amour une dernière fois, sans s’être promis de revenir vite pour ne pas se manquer trop longtemps. Aujourd’hui, on ne se dit plus ni bonjour, ni au revoir, et nos contacts bien trop rares ont toujours lieu durant des moments d’intense anxiété.

La soirée au dinner est terriblement agitée, je ne m’y attendais pas du tout. Le début est relativement calme, avec les habitués, quelques routiers mais rien de notable. En revanche vers une heure du matin, débarque une bande de jeunes qui vont faire la fête au Mexique et qui s’arrêtent pour dormir en ville parce que les motels ne coûtent pas cher dans le coin et que c’est sur leur trajet. Ils ont l’air de prendre le dinner pour un bar et en plus ils ont la dalle, je ne pensais pas qu’on servirait à bouffer passé minuit mais après tout c’est ouvert 24/24 alors… Comme je suis seule avec le cuistot, ils me prennent à parti, me demandent ce qu’il y a à faire dans le coin comme si c’était une destination touristique, m’invitent à participer à leur partie de poker, proposition que je décline bien évidemment. Le temps que Slavenko arrive, l’un d’entre eux s’est installé au comptoir pour papoter, je crois bien qu’il flirte un peu mais franchement il n’est ni méchant, ni lourd, alors je ne l’envoie pas bouler. Je me contente de plaisanter avec lui sans répondre à ses sous-entendus, polie et professionnelle, en somme.

Il n’y a encore pas si longtemps, tout le monde savait dès que Slavenko entrait dans une pièce non seulement qu’on était ensemble, mais surtout que j’étais à lui. Il avait cette façon de me regarder et de regarder les autres, une inflexion particulière dans la voix en s’adressant à moi ou en parlant de moi, une façon de me toucher, de s’approcher de moi, d’envahir mon espace vital. C’est quelque chose qui me rendait complètement dingue, parce que j’ai toujours voulu me revendiquer comme sienne. Aujourd’hui, en apparence, plus rien ne nous lie l’un à l’autre, il a même perdu ses alliances et je suis la seule à arborer encore un symbole de notre union. D’ailleurs quand il s’installe au comptoir, tout le monde le prend pour un client lambda, au mieux un habitué du coin parce qu’il me tutoie, et encore. Même moi je pourrais aisément oublier qu’on est mariés.

Je sors machinalement une tasse propre dans laquelle je verse du café, et je prends un paquet de cigarettes derrière le comptoir pour poser le tout devant lui, récupérant l’argent au passage pour le foutre dans la caisse. Entre temps, les types de la table derrière se sont mis à gueuler en me voyant la cafetière à la main : Eh Nina, Nina café !. Forcément, mon prénom est inscrit sur mon badge… En revanche je n’ai donné mon nom de famille à personne, pas même à Queenie. Je contourne le comptoir pour les resservir, essayant de rester neutre face à leurs réflexions salaces et leurs rires gras. Je ne m’attarde pas, retourne à ma place, où Nate semble m’attendre. Il s’excuse un peu gauchement pour ses potes, visiblement mal à l’aise, et je hausse les épaules en répondant que mon service est presque terminé de toute façon. Son visage s’obscurcit, comme s’il était… triste ? Ou déçu, en tout cas. Ils reprennent la route demain, mais il me promet de passer au dinner sur le chemin du retour, dans un peu plus d’une semaine. Il me demande si je serais là, essaie de deviner mes horaires, mon emploi du temps, et j’élude en répondant que je ne sais pas, le soulagement se peignant sur mon visage lorsque la relève arrive. La serveuse a cinq petites minutes d’avance, ce qui est déjà mieux que rien, j’avoue que je commençais à être mal à l’aise. Pas à cause de Slavenko, cela dit, toute jalousie semble l’avoir déserté et c’est sans doute mieux ainsi, encore une nouveauté à laquelle je vais devoir m’habituer. Je me tourne vers lui, demande : On y va ?

Nate cille en me voyant repartir avec Slavenko, visiblement pas certain qu’on soit en couple mais perturbé que l’on reparte ensemble malgré tout. Moi, je l’oublie dès que j’ai passé la porte du dinner, abandonnant les lieux aux mains de la nouvelle sans m’en soucier. A marcher ainsi tout près de lui, je me sens déjà mieux, le rush de la nuit mouvementée retombe et j’ai de nouveau cette sensation d’être à ma place parce que je suis là où il se trouve. Je suis soulagée de ces nouveaux horaires qui, une fois que Slavenko aura repris son rythme, vont nous permettre de nous voir plus qu’avant, de passer du temps ensemble, j’ai besoin de sa présence près de moi. En fait c’est la seule chose dont j’ai vraiment besoin, qui a dit que j’étais une femme compliquée ?

Je perçois la satisfaction dans sa voix et ça me fait sourire et j’avise notre campement, mon regard s’illuminant. De l’extérieur, déjà, ça rend bien, avec le “voile d’ombrage”, le feu allumé, le van qui semble déjà plus propre que lorsqu’on l’a trouvé, même si je ne vois d’ici que l’extérieur ! Je désigne les “fenêtres”, qui ressemblent plutôt à des trous dans le métal, et je demande : Tu nous as fait des araignaires improvisées ? Je sais très bien qu’il s’inquiète moins des araignées que des serpents ou des scorpions, et il a bien raison, mais l’idée me fait sourire malgré tout.

Merci d’avoir tout nettoyé… Tu dois être épuisé. Moi je le suis en tout cas, on a eu une journée éreintante et je suis heureuse d’aller me coucher autrepart que sous la tente ! J’approche de la voiture un peu moins pleine que tout à l’heure et récupère mes sacs de vêtements. Je n’ai pas l’intention de les ranger maintenant, mais je cherche un pyjama. Pour l’instant je les laisse sur le siège passager, on a dit qu’on viderait tout ensemble demain. Je n’ai pas faim, j’ai mangé pendant mon service, la bouffe du cuistot en plus, et j’imagine que Slavenko s’est nourri de ce qu’on a trouvé dans les placards aujourd’hui. Ca t’embête si on va se coucher maintenant ? Faut que je me change, tu peux en profiter pour me faire une visite guidée de notre palace ?

J’ai un nouveau sourire à ses mots et je secoue doucement la tête lorsqu’il dit que c’est pratique. C’est parfait. Il ne s’en rend sans doute pas compte, mais ce qu’il fait représente énormément pour moi. D’une part, parce qu’on va enfin avoir un semblant d’intimité, quelque chose de plus sécurisant -si le van ne peut pas nous protéger des hommes il nous protégera au moins des bêtes et de la chaleur-. Mais surtout parce qu’il s’implique alors que j’ai longtemps eu peur que ça lui soit égal. Il semble tellement distant, tellement indifférent qu’il aurait pu ne même pas vouloir aller à Mexicali, et encore moins passer tant de temps à faire de la caravane un lieu agréable. Je ne sais pas s’il l’a fait uniquement parce qu’il a vu que ça comptait pour moi, ou bien parce que c’est important pour lui aussi, mais dans les deux cas je lui en suis infiniment reconnaissante. J’avais besoin de ça, je crois.

J’attends qu’il revienne pour le suivre, un sourire amusé aux lèvres parce qu’il se prête au jeu de la visite guidée alors qu’on voit tout d’un seul coup d’oeil. Moi je suis surprise, il a vraiment bien bossé. C’est niquel, je pensais pas que t’arriverais à rendre ça si clean. Il a dû galérer à enlever toutes les merdes qui étaient moisies ou rongées par les bestioles. Je m’approche de la “chambre”, et une étrange bouffée d’émotion me poigne la gorge à la vue des couvertures et des coussins. J’ai l’impression d’un nid, d’un cocon fabriqué pour nous et ça me donne envie de pleurer. Je mords ma lèvre inférieure pour ne pas craquer, essaie de me concentrer sur ce qu’il dit tout en ôtant moi aussi mes chaussures. C’est une super idée, on pourra s’asseoir confortablement à l’intérieur comme ça. Et transporter tes palettes à l’arrière de la caisse.

Je lui tourne le dos pour me déshabiller entièrement, ne gardant que ma culotte, le pyjama étant en fait une chemise de nuit rayée bleue et blanche. Je l’enfile rapidement, abandonnant mon uniforme dans “l’entrée” et je le rejoins sur les couvertures où je m’assieds en tailleur. C’est étrange de sentir quelque chose de moelleux sous moi, très agréable aussi ! Je lève le nez, regarde autour de nous, avec la porte fermée et les rideaux aux fenêtres, et pour la première fois depuis deux semaines j’ai la sensation de ne plus être réellement en train de fuir. Mes yeux s’embuent et je pose timidement ma tête sur son épaule pour qu’il ne voit pas mon regard brillant de larmes, malheureusement je crois que les vibrations dans ma voix me trahissent lorsque je souffle tout bas : C’est bien comme ça… C’est vraiment bien.

Je garde les yeux clos tandis que sa main glisse contre ma joue en une caresse tendre qui me fait du bien. C'est ce qui me manque le plus, je crois, sa tendresse, nos câlins, notre façon d'être sans cesse collés l’un à l'autre, de ne plus pouvoir glisser mes mains dans ses cheveux aussi. Je ne peux pas prétendre qu’avoir perdu le Chalet ne compte pas. Je pleure la mort de nos amis et de Buba, je pleure Tigar qui me manque terriblement, je pleure nos rêves perdus aussi, la famille qu’on a failli avoir et qui ne sera jamais la nôtre, ce cocon qu’on a passé tant de temps à construire et qui a été dévasté. Bien-sûr je pleure tout ça, je n’ai pas encore fait le deuil de cette vie perdue et je ne suis pas sûre de le faire un jour. Mais je le lui avais déjà dit, et je le pense encore, j’aurais quitté tout ça sans l’ombre d’une hésitation s’il l’avait fallu pour rester avec lui. S’il avait risqué la prison, si les Tigrovi avaient été à ses trousses, j’aurais tout abandonné en une seconde pour m’enfuir avec lui, au bout du monde, ici ou ailleurs. Il est la seule constante de ma vie à laquelle je ne renoncerais jamais, et quand bien même nous avons tout perdu, malgré toutes les souffrances endurées, je mesure ma chance de pouvoir encore sentir la chaleur de son corps contre le mien.

Il se laisse aller sur les couvertures et je m’allonge près de lui, d’abord timidement avant qu'il ne passe son bras autour de moi dans un geste qui met une fois de plus mes défenses à mal. Je me tourne vers lui, sur le flanc, lève les yeux vers lui et mon cœur se serre douloureusement. Je tends la main, dans un geste hésitant, pour la poser sur son torse, par-dessus le tee-shirt. Je mords ma lèvre inférieure, tourmentée par les émotions qui tournoient dans mon ventre, dévastatrices. Slavo…? Je finis par demander, d’une voix clairement hésitante, tremblante même. J’ai peur de tout gâcher, mais les mots me brûlent la langue et je sais que j’ai besoin de les dire, que j’ai eu trop peur de le perdre pour me permettre de garder le silence. J’attends de capter son regard, son attention, même si la peur panique de le perdre se lit dans le mien. Il me faut quelques secondes supplémentaires pour trouver mes mots, et même là, avec ma voix tremblante, ils ne sortent pas comme je le voudrais. Je t’aime. Et je.. Je suis désolé… Et je ne m’attends pas à ce que tu me le dises en retour, en fait je ne m’attends pas à quoi que ce soit… Et je peux pas te dire que ça va aller, ou qu’on va s’en sortir... Parce que je sais qu’on a tout perdu… Mais je t’aime et je ne veux pas te perdre…

Le plus difficile pour moi à cet instant précis, c’est de ne pas me mettre à pleurer. J’ai bien compris qu’on avait dépassé le stade où il était en mesure de me réconforter, de sécher mes larmes ou d’apaiser mes cauchemars. Aller vers lui, dire ces mots-là, rechercher son contact me sont autant d’efforts terriblement difficiles, douloureux à mettre en place. Il me faut prendre sur moi, énormément, quand mon instinct premier serait de rester silencieuse et immobile, constamment, j’ai cru les premiers jours de notre arrivée ici que j’allais perdre l’usage de la parole. Mais je crois que c’est la culpabilité qui me pousse à agir, qui me donne ces impulsions. Parce que je me tiens pour seule responsable de notre situation. Je n’aurais pas dû l’emmener à la Nouvelle-Orléans, et encore moins au Red Manor, je n’aurais pas dû le laisser s’en prendre à Logan, et par la suite le laisser en vie. Il y a tant de choses que j’aurais dû faire différemment que la liste de mes regrets ne cesse de s’allonger. Plus encore que la perte de ce qu’on avait, je ne parviens pas à me pardonner les tortures qu’il a subies par ma faute trois jours durant. Je ne m’autorise pas à me plaindre des miennes, comme souvent dans ces cas-là j’estime n’avoir eu que ce que je méritais. Je n’en parle jamais au slave, je crois que je n’en parlerais jamais, je n’ai plus le droit d’être triste, de pleurer, d’avoir peur, de me reposer sur lui. Je crois que j’estime n’avoir plus aucun droit.

Alors je prends sur moi d’aller vers lui, d’essayer maladroitement de réparer quelque chose tout en sachant que je ne pourrais jamais nous guérir. J’étouffe si fort l’angoisse qui me ronge qu’elle finira par me dévorer de l’intérieur, mais pour l’instant je suis dans le déni total de mes blessures. Il glisse sa main sur ma joue et un lourd soupir me monte dans la poitrine, oppressant, douloureux. Ses mots ne me sont étrangement d’aucun secours, je suis tellement persuadée de ne pas mériter son amour que je ne les comprends pas. Je secoue tout doucement la tête, chuchote après quelques secondes de silence supplémentaires : Je sais… Et j’aurais compris que tu veuilles partir… ou que je m’en aille... J’appuie doucement ma joue sur sa paume, glisse ma main sur la sienne en me répétant comme un mantra que je ne dois pas me mettre à pleurer.

Son affolement soudain me brise le coeur, je savais bien que je ne m’exprimais pas correctement. On avait déjà du mal à se comprendre quand tout allait bien mais là c’est encore plus difficile parce que je peine à trouver mes mots. Il se serre contre moi, brusquement, ce qu’il n’a pas fait depuis des semaines et mon coeur s’emballe un peu plus fort, mon ventre se noue douloureusement. Je lâche sa main, restée sur ma joue, pour glisser la mienne sur sa nuque dans un geste de réconfort. Bien-sûr qu’on reste ensemble. Je réponds tout bas, la gorge nouée. Je n’ai jamais voulu dire que j’avais envie de partir ou de l’abandonner, et je réalise bien que mes mots ne doivent pas avoir beaucoup de sens pour lui parce que je ne partage pas le fond de ma pensée. Malheureusement je ne sais pas comment le faire sans entrer dans un débat douloureux, sans lui faire de peine.

Je laisse mes doigts glisser dans ses cheveux bien trop courts, cherche une façon plus claire de m’exprimer. Je n’ai aucune envie de m’éloigner de toi, je ne veux pas qu’on se sépare. Commencer par l’affirmer me semble être plus prudent. Je baisse les yeux, pose mon front contre le sien. C’est seulement… J’ai l’impression que c’est difficile pour toi… D’être avec moi… Et ce n’est pas un reproche, c’est juste… Une constatation, peut-être fausse… Moi je recherche son contact, j’essaie de retrouver ce lien entre nous, pour lui j’ai l’impression que c’est une épreuve. Que ça lui rappelle trop ce qu’on a perdu, que ça l’empêche d’aller de l’avant peut-être…

J’acquiesce tout doucement, pour moi aussi c’est difficile, de la même manière que lui j’ai beaucoup de mal à me supporter moi-même, mais c’est justement en ça qu’il est plus facile de me concentrer sur lui que sur moi. Je refuse de trop m’attarder sur ma douleur et les peurs qui me hantent, je ne suis pas de taille à les affronter. Je ne sais pas trop comment le prendre lorsqu’il dit avoir besoin de moi, je ne sais pas si c’est parce que c’est moi, ou bien s’il a seulement besoin de quelqu’un, qui que ce soit. Dans les deux cas c’est égal, je sais que je ne le laisserais pas à moins qu’il me demande de le faire. Tu n’es pas un poids, tu ne seras jamais un poids pour moi… J’ai envie de lui dire qu’il est mon mari, l’amour de ma vie, que ça signifie que je serais toujours là pour lui mais je doute que ces promesses aient encore un sens à ses yeux.

Je ne sais pas comment t’aider… Je voudrais… Je voudrais rendre les choses moins douloureuses, moins difficiles… Je n’ose pas dire que je voudrais que ça aille parce que je ne sais pas si c’est possible. Moi, en tout cas, je sais déjà que ça ne va pas, que ça n’ira pas. Depuis notre arrivée, j’ai passé toutes mes nuits à pleurer, tremblante sous la tente, tourmentée par les souvenirs de ce qu’il s’est passé. Dès que je suis seule, ou plutôt dès que je suis sans lui, ils reviennent me hanter. Même au Queenie, j’ai fait de grosses crises de panique, à cause de clients un peu trop tactiles, parfois sans mauvaises intentions en plus, il suffit qu’un vieillard pose une main compatissante sur mon épaule pour que je me mette à trembler de tous mes membres. Mais je ne peux pas me laisser aller devant Slavenko, jamais, je m’efforce de tout verrouiller, quand bien même ça ne fait que m’exploser plus fort à la figure plus tard. Je caresse tout doucement sa nuque, savourant la douceur de sa peau sous mes doigts. Je suis là… Je sais que ça ne sera jamais suffisant, mais je suis là…

Je secoue doucement la tête, je ne suis pas sûre de lui rendre les choses plus faciles, j’ai vraiment cette impression de lui rappeler tout ce qu’il aimerait oublier. Et puis il s’inquiète pour moi, je le sais bien. Chaque fois que je reste seule, et même lorsqu’on est ensemble, il est toujours là à veiller, inquiet, sur la défensive parce qu’il craint qu’il m’arrive quelque chose. Je ne crois pas que ça rende les choses plus faciles, à mon avis tout serait bien plus simple pour lui s’il était seul, s’il n’avait pas besoin de s’occuper de moi. Et d’ailleurs, je ne suis pas sûre que ce soit tout ce qui compte. J’ai l’impression que c’est pas suffisant… Mais je ne sais pas quoi… Quoi faire d’autre. Comment pourrais-je l’aider à guérir de telles blessures ? Je ne pense pas pouvoir lui être réellement utile. A part être là, tout près, ne pas trop réclamer son attention, l’écouter s’il a besoin de parler -or il n’a jamais envie de parler-, essayer de ne pas faire de vagues, de ne pas lui causer trop d’ennuis… Je ne sais pas quoi faire d’autre.

Moi ? Je fronce les sourcils sans comprendre, je ne vois pas ce que je pourrais lui dire, et je ne suis pas sûre de comprendre le sens de sa question. Je ne veux pas lui mentir, lui dire que je vais bien alors que j’ai la sensation d’être morte à l’intérieur. Je ne veux pas non plus lui demander quoi que ce soit, parce que je vois bien qu’il a déjà du mal à s’occuper de lui-même, comment pourrait-il s’occuper de moi ? Je finis par murmurer tout bas : Je veux seulement rester avec toi… Je ne peux même pas dire que j’ai besoin de lui, j’aurais l’impression de lui demander de s’occuper de moi et je ne veux pas qu’il se sente obligé de le faire. Mais c’est vrai pourtant, même si les mots ne sortent pas, j’ai besoin de lui.